Menus propos sur la Cuisine Comtoise

Par une vieille maîtresse de maison

Il y a vraiment, dans cette vieille cuisine provinciale de France, comme l'exquisité d'une civilisation que les générations nouvelles ne connaîtront plus.

— Les Goncourt.

Notes de l'éditeur web

Ce livre a été publié en 1907 par l'éditeur Just Poisson, la Librairie de la Société Bibliographique, et imprimé à Besançon chez Jacquin. Son titre avait chatouillé mon régionalisme, ce qui m'avait porté à l'acheter aux enchères pour deux sous. Comme il n'était pas disponible dans une version cherchable et navigable facilement, je me suis décidé à le mettre en ligne en utilisant ChatGPT 4o pour faire office de lecteur OCR. Je pense qu'il est maintenant dans le domaine public, c'est pourquoi je le mets en ligne dans un format facile à lire et à rechercher.

L'auteur n'est pas mentioné, juste "une vieille maîtresse de maison", mais ma copie est dédicacée à Gabrielle Mourat et signée par "Ch. Baille". On peut trouver une biographie de Charles Baille sur le site du Comité des travaux historiques et scientifiques, rattaché à l’École nationale des chartes (lien), cette biographie confirme qu'il est l'auteur:

Charles Baille est juge de paix et historien. Nommé juge de paix à Salins (Jura) le 24 février 1866, il l'est à Poligny (Jura) le 17 octobre 1870 mais est remplacé le 14 août 1879. Ensuite banquier à Poligny, il prend part aux travaux de l'Académie de Besançon. Il collabore aux Annales franc-comtoises, à la Revue hebdomadaire et à La Quinzaine.. Dans ses Menus propos, il revient sur son enfance, entre les mardis de sa mère, sa grand-tante chanoinesse, incarnation à ses yeux de la douceur de vivre du dernier siècle de l'Ancien Régime, et les familles parlementaires du vieux Besançon, auxquelles il appartenait par sa femme, née Dunod de Charnage. Il contribue à l'établissement de bonnes relations entre la Société d'émulation du Jura et la Société d'agriculture de Poligny en 1874 en parrainant la candidature du président de l'Emulation, l'avocat Félix Rousseaux.

Les changements principaux:

  1. la table des matières a été déplacée ci-dessous, pour servir de menu avec ses hyperliens.
  2. les notes de bas de pages sont numérotés de 1 à 26 et placées en fin de document
  3. les titres ont étés quelque peu remaniés de manière plus stricte et hiérarchique
  4. les lignes décoratives de fin de page sont supprimées, mais les astérismes sont conservés

Si vous avez des réclamations, si vous trouvez des erreurs, merci de me les signaler en écrivant à [email protected].

Dernière mise à jour: 16 décembre 2024

Table des Matières

Dédicace
Avertissement
Introduction

Chapitre I. — Deux mots sur l’histoire de la cuisine
Chapitre II. — Mes titres culinaires.
Chapitre III. — Ustensiles de cuisine
Chapitre IV. — Les potages
Chapitre V. — Les sauces.
Chapitre VI. — Les entrées.
Chapitre VII. — Les poissons d’eau douce
Chapitre VIII. — Les écrevisses
Chapitre IX. — Les braisés.
Chapitre X. — Le salmis de bécasses
Chapitre XI. — Le rôti.
Chapitre XII. — Le porc
Chapitre XIII. — Les œufs
Chapitre XIV. — Les légumes
Chapitre XV. — Entremets
Chapitre XVI. — Le vin
Chapitre XVII. — Le savoir-vivre à table
Chapitre XVIII. — De quelques classiques de la table.
Chapitre XIX. — Les mardis de ma mère

Appendices

I. Le poète Alexandre de Saint-Juan et l’Académie de Besançon. — Mademoiselle Marie de Saint-Juan. — Son groupe à Salans : Montalembert, Lacordaire, Auguste Castan, Valeur et influence littéraires de la chanoinesse
II. Réceptions au château de la Vaivre; le maréchal Moncey et l'archevêque duc de Rohan
III. Bontemps et son élève Mignon. — Armand Barthet et ses couplets
IV. Le marquis Théodule de Grammont et les charités de la marquise
V. Le marquis de Béchameil et le comte de Fiesque jugés par madame de Sévigné et Saint-Simon
VI. Pourquoi l'on dit haricot de mouton et bonne chère

Dédicace

Madame Gabrielle Mourat sera, je l'espère, indulgente sur les Menus Propos de ma douairière parce qu'elle se rapellera que, de traditions, ses aïeules attachaient autant de prix à l'exquise ordonnance de leur salle à manger qu'à la distinction innée qui était le charme de leur salon.
– Ch. Baille

Avertissement

La Revue de Franche-Comté, qui a publié l’introduction du présent livre, l’a fait précéder des lignes ci-après :

« Nous considérons comme une bonne fortune de pouvoir offrir à nos abonnés une primeur aussi savoureuse au point de vue pratique, qu'au point de vue littéraire : c’est en deux chapitres l’Introduction d’un livre qui va paraître et qui a pour titre : Menus propos sur la cuisine comtoise, par une vieille maîtresse de maison.

« Ce livre pourrait se dire non seulement un livre de bonne foi, mais de bonne grâce : en l’intitulant Menus propos, l’aimable douairière ne s’est pas astreinte à ne fournir que de serviles recettes, elle s’est réservé de recourir à la manière discursive, à ces promenades dans le goût de Montaigne, où l’on va devant soi à l’aventure et au petit bonheur de la rencontre. Mais quel charme dans la plupart de ces rencontres ! Il n’y a guère de recettes — toutes du reste données avec précision — qui ne soient le prétexte à d'ingénieuses digressions et qui ne révèlent chez l'auteur la femme du monde dans ce qu'elle a de plus rare et en même temps de plus libre, avec une solide documentation chaque fois qu'elle touche à l'histoire, et une pratique littéraire des plus raffinées.

« C'est un inappréciable service rendu à notre pays que la restitution, dans leur intégrité, de nos anciennes et si parfaites traditions culinaires, qui étaient menacées de disparaître à jamais.

« Ce livre aura sa place marquée non seulement à la cuisine, où il sera le plus sûr des guides, mais aussi et surtout au salon ; là, en effet, si, par le goût, l'autorité et une sorte de souriante indulgence, il réprime, parmi la jeunesse, le système commode du sans-gêne ; d'un autre côté, il prouvera que la femme décente, spirituelle, pleine de tact et de grâce, n'a pas disparu, et que la société moderne n'est pas si déshéritée. »

Introduction

Il y a vraiment, dans cette vieille cuisine provinciale de France, comme l'exquisité d'une civilisation que les générations nouvelles ne connaîtront plus.

— Les Goncourt.

La civilisation a réalisé d'immenses progrès dans tout ce qui touche à la vie matérielle, et il serait injuste de ne pas nous en reconnaître les bénéficiaires; mais ces progrès nous ont imposé bien des sacrifices. Ils ont notamment plus ou moins atteint le caractère de nos bourgages comtoises; quant à Besançon, ils l’ont rendu méconnaissable. Il n’y a pas de ville en Europe, si ce n’est Edimbourg, qui ait été marquée, au même degré que Besançon, des empreintes de son passé. C’est ce fier caractère de ville libre que le progrès a, sur bien des points, à jamais effacé. Notre sévère hôtel de ville a vu ses lignes déshonorées par un enchevêtrement de fils du télégraphe et des trolleys. Pas de façade ancienne de notre Grande-Rue dont le rez-de-chaussée ne soit défoncé pour faire place à des étalages de foire; pas de balcon de fer forgé qui ne disparaisse sous des enseignes aveuglantes. Quand je vais faire une visite, je ne retrouve plus mes maisons amies sous leurs bariolages, et je suis obligée de faire appel aux numéros dont je n'avais pas à me soucier autrefois. Et nos magnifiques environs: Malpas, ces Prés-de-Vaux où, à deux pas de la ville, on se trouvait en pleine campagne, c'est maintenant un rendez-vous d'usines et une forêt de cheminées. Et notre rivière du Doubs, autrefois d'un vert si limpide, aujourd'hui charriant des eaux couleur de suie, que les truites et les ombres-chevaliers ont à jamais désertées !

Et que n'aurais-je pas à dire si je voulais suivre ce progrès dans son action sur le fond moral dont toute société a besoin pour durer ? À un point de vue moins général, le suivrai-je, ce progrès, dans ce qu'il a fait de nos vénérables traditions de savoir-vivre et dans ce qui reste à nos jeunes générations du goût de cette bonne compagnie qu'on ne saurait essayer de définir sans l'altérer dans ce qu'elle a d'exquis.

Mais ce n'est ni d'archéologie ni de sociologie que je veux disserter ici, n'ayant de vocation que pour ce qui est à la portée de la vieille et pratique maîtresse de maison que je suis. Je me bornerai en conséquence à considérer ce progrès dans son influence sur ce que nous appelons les traditions de la cuisine comtoise, à constater combien gravement elles ont été atteintes et à rechercher ce qu’on en pourrait encore sauver.


Avant que le chemin de fer accède à Besançon, nous en étions réduits, pour nos approvisionnements, aux seules ressources de notre province. Il y avait donc eu obligation pour nos ancêtres de tirer de nos produits le meilleur parti possible, et ils avaient fait preuve, dans cette recherche de la fine chère, d'autant de vocation que de rare ingéniosité.

Dans ce temps-là, chaque maison aristocratique ou simplement de vieille bourgeoisie avait, pour ainsi dire à titre d'immeuble par destination, une cuisinière qui était née dans cette maison, et y était considérée comme de la famille. Elle devait subir un long apprentissage et faire preuve d’exceptionnelles aptitudes pour être élevée à la dignité de cordon bleu; puis, après cinquante ans de services tout de culte pour son art et de dévouement pour ses maîtres, elle prenait ses Invalides auprès d'eux et y mourait en passant le flambeau à une autre qu’elle avait élevée pour qu’elle fût digne de la continuer. À quel degré de perfection de telles traditions, ainsi pratiquées, ont dû atteindre, je suis encore de celles qui en ont été le témoin.

Le mouvement de pénétration qui résulta pour nous de l’accès du chemin de fer en Franche-Comté eut une première conséquence : la lente substitution, à nos vieilles et si consciencieuses pratiques culinaires, des méthodes parisiennes, qui ne voient plus dans la cuisine que des motifs à décoration, sacrifiant la perfection à l’élégance de l’arrangement et du coup d’œil. Une autre conséquence plus désastreuse encore fut la substitution, pour la cuisine, des poêles au foyer; nous n’aurons que trop souvent, au cours de ces notes, à constater les nombreux plats qui étaient la pièce de résistance ou le charme de nos ordinaires, et qui ont disparu ou ont été dénaturés par cette innovation industrielle. Enfin, une dernière conséquence de cette évolution économique fut la disparition, dans toutes les petites villes de notre province, des relais de poste qui étaient des auberges admirablement tenues, et qui, pour le prix maximum de deux francs, servaient à leurs hôtes des repas où les produits locaux étaient accommodés et présentés avec ce qu’il était possible d’y mettre de succulence.

On nous fait espérer que le Touring-Club rendra leur ancienne vitalité à nos petits centres, mais ce qui aura disparu pour toujours, c’est la cordialité, l’intégrité de ces vieux aubergistes, pour qui les clients étaient des hôtes et non des victimes taillables à merci; ce qui ne se retrouvera plus, c’est leur pratique culinaire qu’ils s'étaient transmise de génération en génération, et qui formait une incomparable école.


Un instant j’ai espéré que ces traditions avaient été ressaisies et allaient nous être rendues. L’éditeur Hetzel avait annoncé la publication d’un livre intitulé Les Secrets de la cuisine d’amateur, par Marie de Saint-Juan. Combien je me suis sentie reconnaissante à cette brave Marie de Saint-Juan d’avoir continué les traditions littéraires de sa famille par un livre où son esprit d’agréable causeuse pouvait se donner carrière, et dont tous les vrais Comtois lui sauraient gré, car je ne faisais pas de doute qu’elle n’eût eu d’autres raisons d’écrire que de restituer, dans leur intégrité, les préceptes de nos vieux maîtres et de renouer pour nous, au point de vue culinaire, la chaîne des temps. Le titre toutefois ne laissait pas de m’inquiéter : pourquoi ces Secrets d’amateur? L’alchimie peut avoir des secrets, la cuisine n’a que des recettes, et puis peut-on faire en amateur de la cuisine qui exige impérieusement vocation et longue pratique ? Cette appréhension que m’avait laissée le titre, l’étude du livre n’a fait que l’aggraver, et il m’a fallu déchanter cruellement de mes illusions premières. Cette pauvre Marie de Saint-Juan s’est imposé un travail énorme pour entasser dans son œuvre, pêle-mêle et sans la moindre logique de présentation, toutes les recettes de la cuisine de ménage et de la grande cuisine, et l'on y chercherait vainement une seule recette d'un mets, réellement comtois, qui y soit donnée autrement qu'avec des erreurs telles que l'on serait tenté de les attribuer à des fautes d'impression.

Reconnaissons toutefois que ce livre, qui a si mal répondu à ce que nous espérions, a cependant des façons de dire qui sont bien du cru, et en ont autrement la saveur que ses recettes. On y lit notamment que pour tel mets plus on met de beurre, plus c'est bon; on y lit encore qu'il ne faut pas laisser bouillir une liaison parce qu'elle trancherait. Et il n'y a guère de chapitres où l'on ne rencontre de si libres façons de dire et qui sont à peu près tout ce qu'il y a de comtois dans ces Secrets.

Ce que n'a pas fait Marie de Saint-Juan, je crois être la dernière qui soit en mesure de le faire, et je crois de mon devoir de le faire. Au cours de ces notes, je devrai redresser nombre des erreurs échappées à ce malheureux livre, que j'aurais tant aimé n'avoir qu'à louer; mais le but d'utilité pratique que je me suis prescrit, je ne saurais le sacrifier même au souvenir d'une sympathie qui va jusqu'au respect1.

Chapitre premier

Deux mots sur l'histoire de la cuisine

Le grand siècle — pour la cuisine, entendons-nous — ce n'est pas le siècle de Louis XIV, c'est celui de Louis XV. Le XVIIe siècle n'arrive pas à se dégager de la grossièreté des ripailles du XVIe. Voyez, dans le Bourgeois gentilhomme, l'exposé que fait Dorante à sa marquise du repas idéal qu'il voudrait lui offrir : après les premiers services, qui sont un entassement de viandes à faire rendre les armes à l'une de nos noces de village, il lui laisse entrevoir comme rôti : « une soupe à bouillon perlé, soutenue d'un jeune gros dindon cantonné de pigeonneaux et couronné d'oignons blancs, avec la chicorée !... » Madame la duchesse d'Orléans nous a donné le menu de l'un des dîners du grand roi : « J'ai vu souvent, nous dit-elle, le roi manger quatre assiettées de soupes diverses, un faisan entier, une perdrix, une grande assiettée de salade, du mouton au jus et à l'ail, deux bonnes tranches de jambon avec des œufs durs, une assiettée de pâtisserie et puis encore des fruits et des confitures." Et après une pareille collation, Sa Majesté n'en travaillait pas moins quatre heures d'horloge avec ses ministres; que ceux qui seraient capables d'en faire autant lui jettent la première pierre.

Le XVIIIᵉ siècle, excédé des contraintes que lui avait fait subir l'écrasante représentation de Versailles, était mûr pour reprendre les traditions de madame de Rambouillet qui, la première, avait fait comprendre le charme des réunions intimes. La cuisine dut suivre ce mouvement et, subissant les idées de mesure, de délicatesse et de goût qui s'imposaient alors, elle n'a emprunté à l'ancienne cuisine que ce qui méritait d'en être conservé, et s'est ingéniée à faire de cet ensemble choisi une perfection. Les plus grands seigneurs de France avaient fait assaut pour seconder ce mouvement. Madame de Sablé ouvrit la marche: jeune femme, elle avait compté et brillé parmi les précieuses, mais elle était, en vieillissant, revenue à une parfaite et saine justesse. On prétendit que, une fois retirée à l'ombre de Port-Royal, ayant chassé le diable de sa vie, il s'était réfugié dans sa cuisine. Elle fut en effet l'une des plus actives à ramener l'art culinaire au goût et à la mesure; elle ne dédaignait pas de mettre la main à l'œuvre, elle donna même son nom à un potage de son invention qu’on disait exquis et dont malheureusement on n’a pas conservé la recette2. Après elle, la terrible et bien-aimée fille du Régent inaugura le lapereau à la Berry; le marquis de Béchameil — dont on a fait Béchamel — fut l’inventeur de la sauce qui fait encore honneur à son nom3; c’est au maréchal de Richelieu qu’on doit la sauce appelée par lui Mahonnaise, en souvenir de la ville de Mahon qu’il avait prise, et dont par corruption on a fait mayonnaise; la belle princesse de Soubise voulut être la marraine de cette jolie purée, blonde et fraîche comme elle, qui porte son nom; madame de Pompadour créa les filets et les aspics à la Bellevue, les palais de bœuf à la Pompadour; la fameuse essence de viande est sortie des cuisines des Mirepoix; et la chartreuse de perdreaux de celles des Mauconseil; c'est aux Montmorency qu'on doit la poularde aux truffes.


De ce moment date la suprématie, en Europe, de la cuisine française, qui s'est maintenue dans son éclat jusqu'à la Révolution.

Pendant la Terreur et le Directoire, on ne mangeait plus que pour ne pas mourir de faim, et Grimod de la Reynière croit donner une idée de l'horreur de cette période quand il écrit, dans son almanach: « Il est de fait que, pendant les années désastreuses de la Révolution, il n'est pas arrivé un seul turbot à la halle ! »

Lorsque survint le Consulat, avec ses admirables réparations, et que l'Empire, par tous ses grands dignitaires, eut rouvert la période des somptueuses représentations, la cuisine française reprit son essor avec d'autant plus d'ardeur qu'il avait été plus longtemps comprimé et que la carrière se rouvrait plus belle. Le fameux Carême, chef de bouche du prince de Talleyrand, fut proclamé le restaurateur de la cuisine française, et il le fut en effet par la conscience qu’il apporta à poursuivre la perfection, mais il fut aussi le premier à ouvrir la voie dangereuse en innovant l’art de dresser et de décorer qui devait conduire ses élèves à négliger la succulence de la cuisine pour devenir avant tout des artistes décorateurs.

Les transformations successives de la cuisine française eurent leur répercussion en Franche-Comté, mais elles ne furent acceptées par le génie local que sous bénéfice d’inventaire. Depuis la conquête, nous avions gardé le cœur comtois, mais nous avions toujours eu l’esprit français, c’est-à-dire fait de mesure, d’ingéniosité et de goût. Notre art culinaire ne sera donc autre que ce qu’était l’art français avant sa déviation, c’est nous qui continuerons de le représenter dans son intégrité, n’ayant ajouté à son patrimoine que les trouvailles — toutes de premier ordre — auxquelles nous avaient amenés les exquises productions de notre Comté.

Le Carême de chez nous, ce fut Bontemps, qu’on définira en disant qu’il était non pas un cuisinier, mais qu’il était la cuisine. Tout enfant, son irrésistible vocation l’avait fait s’enrôler, comme marmiton, dans les magnifiques cuisines de la Nouvelle Intendance qui venait d’être inaugurée. Pendant la Révolution, il trouva le moyen de s'entretenir la main dans les rares auberges que la misère des temps n'avait pas ruinées. Quand enfin, la foudre ayant cessé de gronder, le bon vent reprit, il ouvrit un modeste établissement de traiteur dans la ruelle Baron ; mais il apporta, dans les moindres détails de son art, une telle conscience, de telles trouvailles, une si invariable perfection, que la clientèle, s'accroissant chaque jour, l'obligea à s'installer dans le beau rez-de-chaussée des Grands-Carmes, où le troisième de ses successeurs est encore aujourd'hui et y continue ses traditions. Son renom, si rapidement et honorablement établi, lui valut une éclatante consécration, celle du maréchal Moncey. Le maréchal était attaché au sol natal par les profondes racines qui rivaient l'homme à la terre où sont nés et où reposent ses aïeux ; il en aimait jusqu'au patois, jusqu'à l'ordinaire des paysans, jusqu'aux effluves du sol, des villages, de l'air lui-même. Aussi n'avait-il jamais consenti à s'installer dans le superbe château de Baillon, dont l'Empereur l'avait gratifié. Chaque fois qu'il pouvait s'arracher aux obligations de ses grandes charges, c'était pour revenir dans sa chère vallée de l'Ognon, dont il ne se lassait pas d'admirer la belle échappée sur la Dame Blanche et Chatillon ; dans son château de la Vaivre, où il aimait à recevoir magnifiquement.

— Quand je suis en Franche-Comté, disait-il, j'entends échapper aux fricots parisiens et qu'on me serve la brave, traditionnelle et parfaite cuisine de chez nous.

Aussi, à chacune de ses réceptions, faisait-il venir Bontemps pour discuter avec lui ses menus, en surveiller l'exécution et pénétrer de ses pratiques son chef de bouche. C'est presque à chacun de mes chapitres que j'aurai à me réclamer de l'autorité de Bontemps4.

Chapitre II

Mes titres culinaires

On me demandera quels sont mes titres spéciaux à l'exposé que j'entreprends ; je répondrai que ces titres, c'est d'abord une vocation déterminée. Tout enfant, j'écoutais avec intérêt notre vieille cuisinière combinant ses menus avec ma mère, discutant les objections qu'elle lui faisait sur certains de ses plats ; je l'ai entendue donnant, avec l'autorité d'un maître, ses recettes à qui lui semblait capable de les comprendre et de les appliquer. Je me suis entretenue avec madame Jean, l'élève préférée de Bontemps, qui avait, pendant cinquante ans, présidé aux cuisines des maisons Alviset et Bourgon ; ces maisons-là étaient des modèles d'ordre, pour ne rien dire de plus ; mais, quand on y recevait, à l'hôtel de la rue des Martelots, au Chapitre, à Thise, à Auxon, c'était le dernier mot de la largesse dans le bon goût et dans la perfection. J'ai connu aussi la Rosine Cupillard, portant moins haut que madame Jean, mais très fière de l'estime où l'avait tenue son maître, Bontemps, et aimant son art pour son art. Jussy avait été le camarade de collège de mon père, qui avait dû se fâcher pour qu'il cessât de l'appeler monsieur le marquis, et continuât de le tutoyer. Il ne pouvait pas donner de soins particuliers à ce qu'il faisait pour nous, car il faisait tout à la perfection; mais dans les moments pressants, au mardi gras, à Pâques, à Noël, aux Rois, nous étions les premiers servis. Quand nous partions pour la campagne, je l'ai entendu répéter à notre cuisinière, avec une inépuisable obligeance, ses recettes incomparables de pâté de ménage et de pâtés de bécasses, pour lesquels on avait à se demander ce qui l'emportait de la croûte si délicate, si à point, jamais cirée, ou de la garniture, où tous les éléments étaient de premier ordre, reliés par une gelée aussi savoureuse que limpide, et par une farce fondante et du fumet le plus fin.

J'avais, du reste, de qui tenir. D'abord mon grand-oncle le marquis: jeune à ces dernières années du XVIIIᵉ siècle, — où il était si doux de vivre et auxquelles il a été si terrible de survivre, — on lui avait, pour se conformer à la manie de l'époque, imposé l'apprentissage d'un métier, celui de cuisinier, pour lequel il avait indiqué de rares aptitudes. Bien lui en prit, car, en émigration et après le licenciement de l'armée de Condé, il serait tombé dans la dernière misère s'il n'avait utilisé ses petits talents en devenant sous-chef de bouche chez le duc de Wurtemberg. Il nous faisait comprendre, à demi-mot, que, lorsque l'heure était venue de déposer sa veste blanche, les yeux d'une charmante princesse de la maison ducale daignaient s'abaisser jusqu'à lui et le relever de sa déchéance. A la campagne, où il venait nous retrouver, chaque été, les jours de pluie lui semblaient interminables, car, à l'exemple de M. le comte d'Artois, il n'avait jamais pu lire deux pages de Gil Blas sans s'endormir. Pour tuer le temps, ces jours-là, il descendait à la cuisine et faisait un plat de sa façon, qui était toujours une merveille. Mais, par le sens dessus dessous qu'il laissait derrière lui et par ce qu'il gâchait de torchons, il désespérait la cuisinière qui, avec son franc parler, me disait :

— Monsieur le marquis est un cuisinier bien remarquable, mais, sauf votre respect, c'est un bien sale marquis.

Et puis, dans le fait de ma vocation, il y a mieux que l'atavisme collatéral par mon grand-oncle; il y a l'atavisme direct par un de mes ancêtres. Ma fringale de lecture ne s'en est pas tenue à la bibliothèque, où j'ai beaucoup lu, — peut-être trop, — j'ai grappillé aussi dans nos archives, où je ne m'attendais pas à rencontrer un intérêt si palpitant. Y a-t-il, en effet, quelque chose qui nous tienne de plus près que ces titres qui consacrent les services de ceux de qui nous portons le nom ; que ces extraits de baptême, ces contrats de mariage, ces correspondances de plusieurs siècles qui nous font, pour ainsi dire, toucher du doigt notre descendance, nous montrent ce que nous avons dans le sang et aussi dans l'âme. Et puis, que de surprises ! n'ai-je pas appris, par le contrat de mariage d'un de mes aïeux paternels, que ledit aïeul ayant, au XVIIe siècle, gravement compromis sa fortune pour soutenir, à Versailles, l'honneur de son nom, l'avait reconstituée en épousant la petite-fille d'un très riche aubergiste du Nord, qui logeait, à pied et à cheval, à l'enseigne du Petit Chaperon rouge.

Ce serait donc de ce brave aubergiste que nous tiendrions, non seulement la reconstitution intégrale de notre patrimoine, mais ce don de cordiale hospitalité qui est chez nous de tradition, et aussi celui de l'art culinaire ; et c'est assurément encore pour s'être retrempée par lui dans l'élément populaire que notre race, affaiblie pour avoir pendant des siècles vécu noblement, a repris jusqu'à nous ce regain débordant de vie.

Il a failli m'échapper, certain jour, une allusion à ma découverte : ma tante, la bonté même, est quelquefois aveuglée par son entêtement féodal ; s'étant plainte, un jour, à son frère, devant moi, d'un procédé de notre évêque — qui n'avait fait que sauvegarder vis-à-vis d'elle ses prérogatives épiscopales — mon oncle, qui fait volontiers montre de libéralisme, tout en restant hobereau dans les moelles, mon oncle répondit à sa sœur avec une pirouette :

— Mais, ma chère amie, de quoi vous étonnez-vous ? La plupart de ces gens-là sont sortis de la crotte.

Peu s'en est fallu que je ne fasse observer à mon oncle que les généalogies, en apparence les plus immaculées, et même la nôtre, avaient leur petite tache de crotte ; mais j'aurais atteint ma tante dans ses fibres les plus sensibles, il m'a fallu ravaler le grain de sel qui me chatouillait la langue. Il est incontestable que cette alliance avec l'aubergiste bouscule nos quartiers de noblesse au point que je ne pourrais plus faire mes preuves pour entrer au chapitre de Remiremont ; mais Dieu m'est témoin que cette déchéance m'est légère au prix du soulagement de conscience que j'éprouve à pouvoir, par la tendre et reconnaissante vénération que je lui ai vouée, relever de l'indigne oubli où l'ont laissé trois générations des miens, le cher ancêtre du Petit Chaperon rouge.


Voilà, je suppose, des précédents qui m'accréditent suffisamment au point de vue théorique. Au point de vue pratique, mon éducation a malheureusement été brusquée ; devenue de trop bonne heure maîtresse de maison, j’ai accepté de faire mon devoir sans paraître faire un métier. Lorsque je me suis vue dans l’obligation de former une nouvelle cuisinière, je me la suis attachée en étant pour elle la maîtresse que j’aurais voulu servir ; loin de me borner à lui réciter des recettes, je lui ai donné des leçons de choses, opérant moi-même, au risque de graillonner ces mains, que mes fidèles disaient être des mains d’archiduchesse. L’eau grasse, du reste, comme la lance d’Achille, répare le mal qu’elle a pu faire, en rendant souplesse et blancheur à la peau ; et, après m’être lavée à la plus authentique des eaux de Cologne, le seul parfum, avec l’iris, qui ne me fasse pas horreur, je ne me suis pas aperçue que mes vieux amis eussent moins de plaisir à me baiser la main. Car, chez moi, la tradition du baise-main s’est maintenue, en protestation contre le galvaudage de la poignée de mains. Je m’écrie comme Alceste :

Le mauvais goût du jour en cela me fait peur !

De notre temps, l’idée ne nous venait pas de serrer la main aux plus intimes des amis de nos frères ; tandis que, aujourd’hui, il suffit à nos jeunes filles nouveau jeu d’avoir échangé une balle au tennis avec un petit monsieur quelconque, mais chic, pour qu’elle en vienne à lui secouer la main en coup de pompe.

Je ne tardai pas à constater la situation que j'avais su me faire, tant à la ville qu'à la campagne, après avoir reçu quelquefois les vieux habitués de ma mère : à la façon discrète dont était conduite la conversation ; au recueillement avec lequel on semblait s'écouter déguster ; au geste de béatitude avec lequel, en passant de la salle à manger au salon, notre vénérable curé étalait les plis de sa ceinture, je compris que j'avais réussi à maintenir les traditions de délicate hospitalité de ma famille ; je compris aussi que, au point de vue professionnel, aussi bien madame Jean que la Rosine Cupillard ne m'auraient pas désavouée.

Brillat-Savarin prétend que la gourmandise est le seul lien qui pousse les hommes à dîner en commun, qu'elle seule étend graduellement ce qu'il appelle, dans son patois, l'esprit de convivialité. Cet aveu, un peu cynique, accuse l'intérêt qu'avait ce physiologiste à ne pas avoir une idée trop haute de l'humanité. Mais, s'il n'y avait d'autre charme à un dîner que l'appât de la bonne chère, pourquoi nous arrive-t-il de recourir à tous les prétextes pour nous dérober à certaines invitations, quelques promesses de succulences qu'elles nous laissent espérer ? C'est que nous n'y entrevoyons rien, chez l'inviteur et ses convives, de cette parenté d'âme et d'esprit qui fait pour nous une fête délicieuse d'un repas en commun, et double le charme des exquisités que nous aurons à déguster.

Je me défendrais donc de passer pour gourmande, la gourmandise, pour être l’un des moins noirs, n’en restant pas moins l’un des plus grossiers des péchés capitaux; j’accepterais peut-être la qualification de gourmet, — puisqu’on ne dit pas gourmette, — à la condition qu’elle comporterait, avec le sens de goût affiné, celui d’un devoir à remplir. Si j’attache, en effet, une sérieuse importance à la parfaite tenue générale de ma maison, pourquoi serais-je moins attentive à ce que ma cuisinière ne me fasse pas une pénitence de mes repas, quand je suis seule, et, si j’ai des invités, qu’elle ne leur laisse pas supposer que je suis déchue du bon renom que s’était fait notre hospitalité?

Après cet interminable exposé de mes titres, j’entre en matière.

Chapitre III

Ustensiles de Cuisine

J'ai dit les conséquences désastreuses qu'avait eues pour nos pratiques culinaires la substitution du poêle au foyer; il nous reste à traiter des ustensiles de cuisine.

Je proteste tout d'abord contre la proscription que prononce Gouffé contre les pots et les casseroles de terre. Elles sont, chez moi, d'une propreté irréprochable; la cuisson avec elles est des plus régulières; pour la perfection du bouillon gras, le vieux pot a fait ses preuves depuis des siècles; quant aux casseroles, elles ne sauraient être remplacées pour bouillir le lait, pour les potages et les purées qui ne s'y attachent pas. Se méfier toutefois de la faculté qu'elles ont de conserver la chaleur acquise, car, pour ce qui est sujet à monter, si on ne retire pas du feu au premier indice de bouillon, on sera dans l'impossibilité d'empêcher le débordement.

D'un autre côté, je ne saurais assez mettre en garde les praticiens contre tout ce qui est ustensiles émaillés : ils ont d'abord l'inconvénient de s'emporter au moindre coup de feu, de se bomber et, ce qui est pire, de graillonnner en s'écaillant et, laissant la fonte à nu, d'y faire des nids à appendicites. Et puis, impossible d'y diriger une cuisson, d'y faire bouillir du lait sans qu'il fasse une rasure résistant à tout nettoyage, d'y essayer des sautés sans que le beurre ne brûle et que la viande ne s'y dessèche. Si, par malchance, on a quelques-uns de ces outils sur les bras, je conseille d'utiliser les casseroles aux soupes et à blanchir les légumes; en ce qui concerne les plats, je ne vois que le gratin de bœuf bouilli à y risquer.

Quant à ces cuivres, qui faisaient à nos vieilles cuisines une si glorieuse parure, ils sont, pour rester dans leur éclat, d'un entretien journalier si assujettissant que souvent les cuisinières, pour abréger la besogne, font comme pour leur toilette, et se rattrapent, en laissant crasseux l'intérieur de leurs casseroles, du temps que leur a pris la parure de l'extérieur. Une partie de cette batterie est devenue, du reste, inutilisable par la suppression du foyer : ces tourtières, ces bouilloires de forme si élégante, ces cafetières ventrues aux pieds et anses à pièces rapportées en relief, tout cela est relégué à un étalage rétrospectif; il n’y a d’exception que pour ces éblouissants chaudrons qui servent, une fois par an, au temps des confitures, et encore quand on me fait hommage de quelque belle pièce — truite ou brochet — je leur fais les honneurs de ma grande poissonnière en cuivre; pour les besoins courants et le fretin, je m’en tiens au fer battu.

Je n’ai pas hésité, du reste, à faire rejoindre, par toute ma série de casseroles de cuivre, mes pièces artistiques qui trônent dans un buffet vitré, et je les ai remplacées par des cocottes graduées et par des casseroles ovales pour les grands braisés, le tout en fonte, et je m’en trouve à merveille.

J’ai tenu, toutefois, à contrôler ma décision par l’appréciation des chefs de bouche de quelques grandes maisons privées de Paris. Je leur ai demandé s’ils pensaient que le cuivre eût des vertus telles qu’elles compensassent les frais de son entretien, et je leur ai exposé mes préférences pour la fonte. Ils m’ont répondu que, à ma place, ils ne feraient pas autrement que moi et qu’il leur était impossible d’établir la supériorité du cuivre sur la fonte, si ce n’est que, dans leur énorme maniement, le cuivre résiste mieux aux accidents que la fonte. Et puis ce n’est pas à eux qu’incombe le nettoyage; et puis, à la satisfaction avec laquelle je les voyais se mirer dans le radieux étalage de leurs centaines de cuivres, qui vont depuis ce que nous appelons la coquelle, jusqu’aux énormes marmites, poissonnières et turbotières, j’ai compris que mes pauvres cocottes de fonte ne les rendraient pas si fiers.

Chapitre IV

Les Potages

Le pot-au-feu. — Je ne m’arrêterais pas au pot-au-feu, sur lequel tout a été dit, si je n’avais à prémunir mes lectrices contre les fantaisies de la Faculté. Sous le prétexte que Pasteur cultivait ses microbes dans le bouillon, certains de nos docteurs ont imaginé que, en ingurgitant du potage gras, nous faisions de nos entrailles des nids à microbes ; ils ont découvert, en outre, que le bouillon était sans aucune valeur réparatrice. Tout cela est bel et bon, mais, quant à moi, si je me sens un peu déprimée, une assiettée d'excellent bouillon me ressuscite, et j’en sens l’effet réparateur dès les premières cuillerées.

Et nos pères, qui se portaient aussi bien que nous, avaient en très haute estime ce qu’ils appelaient leur pot. Molière, qui de son clair génie avait, un siècle avant l’illustre Tronchin, proclamé que « la nature d’elle-même, quand nous la laissons faire, se tire doucement du désordre où elle est tombée », Molière ne manque pas une occasion de célébrer ce fameux pot. A sa femme, qui lui chasse sa pauvre servante Martine,

A cause qu'elle manque à parler Vaugelas,

il fait répondre par le bon Chrysale :

J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes,
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.

Et encore :

Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir ;...
Et, dans ce vain savoir qu'on va chercher bien loin,
On ne sait comme va mon pot dont j'ai besoin.

Et que dire de cet autre parti pris de proscrire notre joli vin rouge et d'appliquer à tous les malades indistinctement le régime du lait et des œufs. Ils vous disent à cela que le lait et les œufs sont des aliments complets. Laissez-moi donc tranquille ! je l'ai subi pendant quinze jours, leur régime d'aliments complets, et je m'en allais grand train au Champ Brûlé. Heureusement, j'ai eu le bon sens de revenir à temps au régime de Tronchin, l'oracle et l'ami de ma grand'mère. Ce régime de Tronchin consiste à affirmer que la nature se suffit presque toujours à elle seule ; qu'un médecin sage doit la retenir, quand elle est trop active, et l'exciter, quand elle s'endort ; mais que c'est elle seule qui guérit.

J'ai planté là mon docteur et son régime, je me suis sauvée à la campagne, où je me suis grisée de grand air, me levant dès l'aube pour faire de longues courses, pour tronchiner, comme disaient nos aïeules,

Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.

On m'avait naturellement interdit le bouillon, le poisson et le vin sous peine de tomber dans la bradypepsie, de la bradypepsie dans la dyspepsie... j'ai pris de l'excellent consommé à tous mes repas, je me suis gorgée de poisson à toutes les sauces, et j'ai arrosé tout cela de mon cher petit reginglet, de bouquet si frais et si discret, avec qui je fais si bon ménage, et dont trois doigts, que je m'appliquais pur au dessert, baronnaient si joliment dans mon verre5. Quinze jours de ce régime-là et j'étais méconnaissable. Je crois bien que mon pauvre docteur m'a gardé une dent de lait d'avoir guéri contre son ordonnance, mais j'aime mieux ça que d'en être morte. Aussi répéterai-je à nos jeunes femmes ce que Ronsard disait à sa mignonne :

Donc, si vous m'en croyez, mignonne,
Pendant que votre âge fleuronne
En sa plus verte nouveauté,
Cueillez, cueillez, votre jeunesse...

Et si vous voulez garder longtemps intact ce joli fleuron, soyez fidèles à votre pot et tronchinez6.


La panade. — Le potage le plus authentiquement comtois, tel qu'il a été de tout temps pratiqué, et seulement chez nous dans sa perfection, c'est la panade. Gouffé, le fameux officier de bouche du Jockey-Club, donne pour ce potage la recette suivante : « Casser cinquante grammes de pain, croûte et mie, mettre sur un feu vif, remuer pour éviter que la soupe attache, faire cuire vingt minutes et servir. » On obtiendra à coup sûr, en appliquant cette recette, une excellente bouillie pour les chats. La confection d’une bonne panade n’est pas aussi rudimentaire que le dit Gouffé. J’ai été assez heureuse pour conserver mon grand-père jusqu’à l’âge de quatre-vingt-treize ans; il dînait, chaque jour, d’une panade, d’un échaudé de Jussy et de deux cerises à l’eau-de-vie. Ma tante n’aurait abandonné pour rien au monde, ni à personne, le soin de rédiger cette fameuse panade, qu’elle faisait au feu de la cheminée, interrompant à chaque instant sa tapisserie ou la lecture qu’elle faisait à son père, pour surveiller le mijotement, l’activer ou le ralentir. C’est la relation de ce que j’ai vu faire à ma tante que je consigne ici, avec la précision des souvenirs d’enfance.

L’idéal, pour la panade, c’est de sacrifier une miche de deux livres, en en prélevant la croûte de dessus dont on racle soigneusement la mie; on ne gagnerait rien à passer cette croûte au feu. Mais la pratique la plus usuelle de la panade, c’est l’utilisation des restes de pain. Il est difficile à la maîtresse de maison la mieux ordonnée de régler sa provision journalière de pain sans qu’il se fasse des restes. Rien de déplaisant comme ces tiroirs où traînent des croûtes accumulées. C'est à la patronne qu'il appartient d'exiger que ce pain de surcroît soit taillé, croûte et mie, en tranches de deux centimètres d'épaisseur; mais ne pas attendre qu'il soit sec, il se briserait sous le couteau et deviendrait inutilisable. Lorsque les tranches sont suffisantes pour fournir une panade, on les grille des deux côtés jusqu'à ce qu'on les obtienne d'un beau brun clair.

Il n'y a pour la panade qu'un seul ustensile à employer, c’est la casserole de terre; on y entasse sa croûte ou son pain grillé, puis on mouille à fond avec de l'eau bouillante; surveiller au début le feu: en le faisant trop actif, on risquerait de faire monter la panade qui déborderait comme du lait. Le bouillonnement maîtrisé, s'en tenir à un mijotement régulier. Se bien garder, comme certains praticiens le recommandent, de remuer à ce moment de façon à ce que le pain se dilue et fasse purée, ce serait s'exposer à ce que, infailliblement, la panade prenne au fond. En s'abstenant de remuer, le pain flotte au-dessus tout le temps de la cuisson, sans jamais s'attacher. Un quart d'heure seulement avant de servir on obtient, en remuant avec une cuiller de bois, le mélange parfait du pain avec le bouillon; mettre alors un morceau d'excellent beurre frais, et servir. Une heure et demie de cuisson est indispensable pour obtenir une panade parfaitement fondue et liée. Pas de potage meilleur, à meilleur marché, ni plus digestif.


Les Gaudes

Les Gaudes. — Un autre potage, dont on a fait, contre toute raison, un mets national, c’est les gaudes. Assurément, jusqu’à la fin du XVIIIᵉ siècle, les gaudes ont été l’un des principaux éléments d’alimentation pour les classes pauvres en Franche-Comté. Barbisier disait, dans ses doléances :

— Maingie in poue de gaude démôla d’aivoue in peu d’iau, in poue de soupe ai l’ougnon, voiqi lai vie de ças poueres veignerons de Bsançon.

Mais, à partir du moment où la pomme de terre est entrée dans la grande culture, le maïs, moins résistant, moins productif et bien moins reconstituant que la pomme de terre, le maïs a été à peu près généralement abandonné. Quelle erreur, du reste, de faire des gaudes un mets exclusivement comtois ! Dans nombre de provinces, on en faisait une consommation au moins aussi considérable qu’en Comté ; mais, moulues beaucoup plus gros, elles donnaient une farine bien plus savoureuse.

Je ne vais pas toutefois jusqu’à dire que, en y apportant des raffinements, on ne puisse faire des gaudes un potage très agréable. S’assurer, avant tout, de leur parfaite fraîcheur ; vieilles, elles ont un goût monté et âcre. Délayées à l'eau froide, jetées à l'eau bouillante, les gaudes doivent mijoter une demi-heure; éviter les grosses cloques qui éclaboussent partout et font attacher au fond. Y mettre, un instant avant de servir, un morceau de beurre bien frais, qu'on achèvera de faire fondre en dehors du feu pour qu'il conserve sa fraîcheur; ajouter enfin une forte cuillerée de crème par convive. Ainsi présenté, c'est un potage des plus agréables, mais qui n’est plus à la portée des pauvres veignerons de Bsançon7.


Le bouillon de grenouilles.—On obtiendra de ce bouillon un délicieux potage, mais à la condition de se bien garder de suivre les affreuses recettes données par les cuisinières bourgeoises. D'après elles, il faudrait foncer sa marmite de rondelles de carottes et d'oignons qu'on ferait revenir à feu vif jusqu'à ce qu'elles aient bruni. On verserait alors l'eau dans laquelle on jetterait les corps de grenouilles. Avec ce procédé, on obtiendra un bouillon trouble comme de l'eau de tripes, n’ayant d'autre goût que l'acreté de la carotte et de l'oignon brûlés.

Pour réussir ce bouillon, il suffira d'appliquer les principes qui régissent le pot-au-feu : mettre les corps de grenouilles dans l'eau froide ou chaude, saler, faire partir à feu vif jusqu'à l'ébullition ; écumer avec le plus grand soin, puis ajouter ce que nos ménagères appellent la saveur, c'est-à-dire : poireaux, carottes, navets, panais coupés en lamelles pour en faciliter la cuisson. Sitôt que l'ébullition aura commencé, modérer le feu de façon à obtenir un mijotement régulier, en ayant soin de ne pas couvrir hermétiquement la marmite afin d'éviter que le bouillon ne trouble.

Marie de Saint-Juan recommande (p. 246) de faire cuire ce bouillon pendant six heures ; c'est à n'en pas croire ses yeux ! Six heures de cuisson pour de malheureux corps de grenouilles, c'est vouloir en faire une bouillie qui n'aurait plus ni suc ni arôme. Une heure et demie à deux heures seront plus que suffisantes pour obtenir des grenouilles et des légumes tout ce qu'ils peuvent donner et avoir un bouillon jaune paille, limpide et d'un goût si fin qu'il sera pris, par des connaisseurs non prévenus, pour du bouillon de poulet.

Chapitre V

Les Sauces

Nos vieux cuisiniers français étaient vraiment les chefs dans leur cuisine, rien ne s’y faisait en dehors d’eux et que par eux. En ce qui concerne les sauces notamment, ils se réservaient de les préparer en même temps que les mets qu’elles devaient parfaire et qu’elles parfaisaient. Aujourd’hui, un chef de bouche voit les choses de haut : il se réserve la direction de l’ensemble, le dressage des pièces et leur décoration, abandonnant à des sous-chefs les différentes parties, et notamment les sauces, qui échouent à un saucier. De là l’invention de ces sauces mères, ainsi appelées sans doute parce que, mises en réserve et devenant, au moment de servir, les nourricières de tous les mets quels qu’ils soient, elles en font des sortes de frères siamois et leur donnent cette banalité de saveur qui écœurerait des artistes tels que les Goncourt et leur avait fait prendre en horreur la cuisine parisienne. Que notre modeste et consciencieuse cuisine comtoise se garde bien de telles pratiques ; elle devra se restreindre à quelques types de sauces qu'un cuisinière de vocation saura combiner et varier suivant les mets auxquels elle les destinera, les ressources à sa portée, suppléant à celles qui lui feront défaut, le tout avec ce tact, cette sûreté de décision et cette ingéniosité qui constituent la maitrise.


La sauce Béchamel. — J’ai dit que la cuisine comtoise avait accepté les innovations de la cuisine française, mais seulement dans leur intégrité, se défendant de celles qui, l’ayant fait dévier de sa perfection originelle, ne s’adaptaient pas à nos traditions. Une sauce qu’elle a faite sienne, en la débarrassant de toutes les complications, a lasser un saint de bois, dont la empêtre la grande cuisine, c’est la Béchamel. Cette sauce a sa page dans l’histoire : son auteur — Béchameil, dont on a fait Béchamel, — avait, prétend-on, débuté dans la vie comme marmiton ; mais, ayant encore plus de goût pour les affaires que pour la cuisine, il se lança dans les troubles de la Fronde et, grâce à son esprit d’intrigue, il finit par y amasser une énorme fortune. L’autorité royale rétablie, il sut, par des services d’argent, se faire des amis qui le poussèrent jusqu’à devenir surintendant de Monsieur et à obtenir dans la suite que le roi consentît à ce qu’il achetât la terre de Nointel, qui fut érigée en marquisat pour le nouveau seigneur. Dans ce qu’il fit pour se hausser à son marquisat ce fut une désopilante représentation du Bourgeois gentilhomme, et sa prise de possession de la terre de Nointel, qu’il avait voulue magnifique, fut telle qu’un certain comte de Fiesque l’illustra en une chanson bouffonne qui provoqua un éclat de rire dont Saint-Simon nous a transmis l’écho.

Béchameil eut la bonne inspiration de se distraire un instant de son marquisat pour se rappeler son premier métier, et imaginer une sauce qui a fait oublier les couplets de Fiesque et le seigneur de Nointel8.

Bontemps a repris, à la lettre, la tradition du maître. D’après sa méthode, on délaie une cuillerée de fleur de farine avec un morceau de beurre bien frais, on ajoute ensuite un demi-litre de crème ou d’excellent lait qu’on tourne, à feu doux, jusqu’à ce que le mélange se réduise d’un tiers et masque d’une couche épaisse la cuiller. On prépare, d’un autre côté, trois décilitres de jus, avec bouquet garni, ail, échalote, carotte, sel et poivre, et des champignons hachés. Quand tous ces assaisonnements ont longuement mijoté, sont parfaitement cuits, et le jus réduit de moitié, on le passe à l'étamine et on le verse dans la sauce au fil et en remuant sans cesse comme pour une mayonnaise. Votre sauce est faite. Que vous l'employiez autour d'un poisson ou d'un poulet, elle sera parfaite, si vous y répandez une traînée de beurre d'écrevisses qui fera le plus joli encadrement et ajoutera par son fumet à la succulence de l'ensemble.


J'ai à faire ici un aveu qui soulèvera contre moi des tollé : on ne contestera pas que, dans la plupart des ménages moyens, il soit difficile d'avoir constamment une réserve de bouillon et de jus ; et si telle circonstance se présente, où le jus ou le bouillon sont rigoureusement indispensables et où j'en manque, je recours sans hésiter à l'extrait de viande de Liebig. Notez que je ne conseillerais jamais d'en faire du pot-au-feu, ni de l'employer autrement qu'avec mesure ; mais, dans le cas qui nous occupe, notamment pour la sauce Béchamel, je suis à la campagne et il me faut trois décilitres de jus ; vais-je envoyer à cinq kilomètres demander à mon boucher de la rouelle de veau ? Non, je ferai mijoter, dans trois décilitres d'eau, tous mes condiments, puis lorsqu'ils seront entièrement cuits, et l'eau réduite de moitié, je délayerai dans ce bouillon une forte demi-cuillerée à café d’extrait de viande et j’aurai, je vous en réponds, un jus parfait.

Et dans combien de cas ce Liebig ne rend-il pas des services ? L’objection du pot-au-feu, c’est le bœuf bouilli qu’il laisse après lui, et dont, pour en venir à bout, on doit s’ingénier à varier l’accommodement. En dehors de la persillade, il y a le miroton, les croquettes, le gratin, mais, pour chacun de ces modes, il faudra de la sauce piquante; si votre bouillon est épuisé, le Liebig y suppléera. De même pour réchauffer des restes de rôti: en faisant un roux blanc allongé d’un peu d’eau chaude, du sel, du poivre avec un peu d’extrait, vous avez un joli jus coloré où vous réchaufferez vos viandes — sans les laisser durcir — et, avant de les servir, vous les arroserez de quelques gouttes de jus de citron. Enfin, en été, le bouillon et le jus sont de conservation difficile, l’échappatoire, aux risques d’acétification, c’est toujours le Liebig.

Depuis trente ans je le pratique, je suis une madame à qui personne de sa connaissance ne s’avisera de discuter sa maîtrise culinaire solidement établie, ni son don d’infaillible dégustation; or, je n’hésite pas à proclamer que je recours, en toute circonstance, au Liebig, et m’en trouve à merveille. Que de gens, qui ne parlaient de cette drogue qu’en faisant les dégoûtés, à qui j’ai servi mes sauces, qui n’avaient d’autre base que ladite drogue, et qui s'en sont léché les doigts « jusqu'aux moelles, » comme dit Grimod !


La sauce blanche. — L’usage le plus ordinaire de la sauce blanche est pour les asperges, les artichauts et les choux-fleurs; mais comme, le plus souvent, cette sauce est servie à l’état de colle trouble, chaque fois que, hors de chez moi, on m’offre de ces légumes, je déclare que je ne les mange qu’au sel. Cette sauce est cependant, pour peu qu’on y apporte de soins, des plus faciles à réussir.

Pour quatre personnes, soixante-quinze grammes de beurre frais; vingt grammes de farine; deux décilitres d’eau chaude, une pincée de sel et une prise de poivre. Mettre dans une casserole, à feu doux, un tiers de beurre et les vingt grammes de farine. Quand le mélange forme une pâte sans aucun grumeau, salez, poivrez et ajoutez les deux décilitres d’eau chaude. Tournez à feu plus vif jusqu’à ce que la sauce soit assez consistante pour masquer le dos de la cuiller. À ce moment retirez du feu et ajoutez le beurre réservé et coupé en morceaux; vous tournerez jusqu’à ce qu’il soit entièrement fondu. L’opération est terminée.

Si la sauce était trop épaisse, vous y ajouteriez la proportion d’eau chaude nécessaire pour la ramener au point; si, au contraire, elle était trop claire, on l’épaissirait à l’aide d’un peu de farine soigneusement maniée avec du beurre; mais ce n’est qu’après l’un et l’autre de ces remaniements qu’il faudrait ajouter le beurre de réserve.


La sauce hollandaise. — Ayez soixante-quinze grammes d’excellent beurre frais que vous partagerez en trois morceaux égaux; mettre dans une casserole de moyenne contenance : un jaune d’œuf, une demi-cuillerée de jus de citron, autant d’eau froide, sel et poivre. Tournez, à feu plus doux et avec une cuillerée de bois, jusqu’à ce que le jaune d’œuf commence à prendre; retirez alors du feu et ajoutez le premier morceau de beurre que l’on tournera jusqu’à ce qu’il soit fondu. Remettez une minute sur le feu, puis retirez et ajoutez le second morceau de beurre que vous tournerez jusqu’à entière fusion; puis, même procédé pour le troisième morceau. Ce dernier mélange achevé, ajoutez une cuillerée d’eau froide pour empêcher la sauce de tourner.

Il est de règle que le jus de citron ne doit pas bouillir, mais son emploi dès le principe dans la sauce hollandaise n’a pas d’inconvénient, cette sauce, à aucun moment, ne devant même boutonner.

La sauce hollandaise est par excellence la sauce du poisson de mer et du poisson d’eau douce, cuits au court-bouillon et servis chauds.

Pour toutes les sauces : Béchamel, blanche et hollandaise, je recommande aux ménages de tous ordres l’usage de la casserole au bain-marie. Une des difficultés de ces sauces, c’est l’obligation de les faire au moment de servir, ce qui est une grosse complication et expose, si on veut les faire d’avance et les tenir chaudes, à les voir tourner. Le bain-marie obvie à ces difficultés et risques : on fait à loisir sa sauce dans la casserole au bain-marie qu’on met dans un autre ustensile à moitié rempli d’eau bouillante, qu’on maintiendra à chaleur suffisante en la remettant de temps en temps sur le feu, ce qui permettra de conserver la sauce intacte et chaude à point jusqu’au moment de servir.


La sauce piquante. — On semble avoir compliqué à plaisir la série des sauces piquantes, sous les noms variés — qui ne se différencient que par des nuances — de sauce piquante, sauce poivrade, sauce italienne, sauce Robert ; elles peuvent en somme se ramener à un seul type :

Ayez trois décilitres de bouillon, vingt grammes de beurre fondu, trente grammes de farine; oignon, ail, échalote, une cuillerée de persil et une de cornichon, le tout haché. Mettez dans une casserole le beurre avec l’oignon, l’ail et l’échalote ; après dix minutes de cuisson modérée, ajoutez la farine pour faire un roux brun clair ; mettez alors le bouillon, sel et poivre, et laissez cuire trente minutes. Au dernier moment, ajoutez une bonne demi-cuillerée à café de moutarde délayée dans une forte cuillerée de vinaigre, en même temps que le persil et le cornichon, et servez sur des tranches de bœuf bouilli sur un hachis gratiné ou avec des croquettes.


La sauce au beurre noir. — Je ne mentionnerai la sauce au beurre noir que pour mettre les cuisinières en garde contre deux pratiques : l’une défectueuse, l’autre dangereuse. La pratique défectueuse, c’est de sacrifier, pour cette sauce, du beurre frais et de qualité, parce que la cuisson prolongée lui enlève toute finesse de goût et le fait écumer ; la pratique dangereuse consiste à verser le vinaigre dans le beurre bouillant, au risque de le faire jaillir à la figure de la cuisinière. Il faut donc s'assurer que le beurre noirci est refroidi, on y mêle alors le vinaigre avec les assaisonnements, puis on fait chauffer le tout en évitant l’ébullition, et l’on sert.

Chapitre VI

Les Entrées

La timbale au macaroni. — Notre timbale au macaroni n’a en rien modifié sa vieille tradition et s’est bien gardée d’adopter les complications dispendieuses que la cuisine parisienne a imaginées pour sa timbale milanaise. La nôtre s'en est tenue aux garnitures succulentes que le pays pouvait lui fournir et elle reste l’une de nos entrées les plus attrayantes.

Pochez cinq cents grammes de macaroni à l’eau bouillante, avec de la graisse de bonne qualité ; quand il est cuit, égouttez-le ; préparez, dans une autre casserole, cinq décilitres de jus que vous épaissirez avec un roux blanc, puis même quantité de sauce tomate également épaisse ; sel, plusieurs pincées de poivre, quatre épices, et une forte proportion de fromage de gruyère ; ce fromage ne devra pas être râpé, ce qui l’empêcherait de filer, il doit être taillé en copeaux, aussi minces que possible, pour qu'il ne caoutchoute pas sous la dent. Mettez à feu modéré, et quand, le fromage fondu, la sauce est à point et masque d'une couche épaisse la cuiller, ajoutez-y jambon, langue à l'écarlate taillés en dés, morilles ou champignons, ris-de-veau et quenelles, et réunissez le tout au macaroni. Il faut que la sauce soit assez consistante pour ne pas filtrer à travers le macaroni qu'elle doit masquer. Assurez-vous que l'assaisonnement est ce qu'il faut qu'il soit, très relevé; le macaroni étant de digestion facile, on peut faire largement honneur à cette entrée tout en gardant l'estomac aussi libre que le palais agréablement surexcité; c'est une sorte d'apéritif. Ne pas oublier qu'elle doit être mangée brûlante.

Pour obtenir la croûte de la timbale, vous garnissez un moule uni de pâte brisée que vous mettez au four, après l'avoir rempli de haricots secs, pour qu'elle ne se déforme pas; quand elle est cuite, vous la remplissez avec votre garniture qui devra faire saillie sur la croûte et être décorée d'une symétrie de quenelles, de ris-de-veau, de morilles et d'écrevisses. A défaut de croûte on utilisera un saladier qu'on décorera de même façon et qui offrira, sur la croûte, double avantage: d'abord c'est une sérieuse simplification de main-d'œuvre; ensuite, ce saladier pouvant être maintenu au bain-marie, la garniture restera brûlante.


La Fricassée de Poulet

Fricassée de poulet. Blanquette de veau. – Je ne m'arrêterais pas à la fricassée de poulet et à la blanquette de veau, dont les recettes sont partout, si je n'avais à mettre en garde les débutants contre les pratiques de la cuisine parisienne. D'après elle, avant de mettre au feu poulet et veau, il faut les laisser dégorger, pendant une heure, dans trois litres d'eau ; jeter cette première eau et faire bouillir fricassée et blanquette dans un autre litre d'eau avec assaisonnements. Quand on s'est assuré de la cuisson, mettre ses morceaux cinq minutes à l'eau fraîche, les nettoyer avec soin ; préparer une sauce dans une autre casserole... Voyons, tout cela a-t-il l'ombre de sens commun ? À qui fera-t-on croire que ce dégorgement de la viande crue, puis, une fois cuite, cette macération de cinq minutes à l'eau fraîche, ce nettoyage des morceaux, enfin cette sauce faite séparément du poulet et du veau, que tout cela ne soit pas de la pure insanité ?

La seule vraie pratique est celle de nos anciens : faire revenir, dans un roux blanc, petits oignons et un hecto de lard de poitrine taillé en carrés ; le roux à point, y verser moitié eau et moitié vin blanc, mais, dans cette proportion, tenir soigneusement compte de ce que la liaison y ajoutera ; mettre alors les morceaux de viande ; saler, poivrer, ajouter ail, bouquet garni et un clou de girofle, et mettre à feu vif ; aussitôt le premier bouillon, modérer pour faire mijoter, trois quarts d’heure pour le poulet, une heure un quart pour le veau. S’assurer de la cuisson, retirer les morceaux sur un plat qu’on tient au chaud, et, si la sauce est trop longue, la réduire à grand feu qu’on modère ensuite pour y ajouter la liaison.

— Même pratique pour le poulet au blanc.


Ragoût de mouton. Haricot de mouton. — Le ragoût de mouton de chez nous, qui est le haricot de mouton de Paris, est l’une de nos plus anciennes et meilleures entrées ; elle est à peu près de tous les pays, mais je recommande, de préférence à toutes autres, la recette comtoise.

J’emploie à ce ragoût de préférence l’épaule et, à défaut, le haut du carré que je coupe en morceaux de six centimètres. Je mesure les dimensions de ma cocotte au nombre de mes morceaux, qui ne doivent pas être superposés ; je mets soixante-quinze grammes de beurre, et lorsqu’il est bien chaud sans avoir pris couleur, j’y jette ma viande avec quatre pincées de sel et trois prises de poivre ; je fais revenir pendant un quart d’heure à feu assez vif pour que les morceaux se concentrent, en évitant toutefois que le beurre ne brûle. Cette opération de faire revenir est essentielle pour les viandes qui doivent longuement mijoter et qui, sans cette précaution, rendraient tout leur jus et ne donneraient plus que des fibres bouillies et sans saveur; aussi je m'abstiens de faire revenir les viandes comme celles des fricassées, des blanquettes et des salmis, qui ne doivent cuire dans leur sauce que trente minutes. Le mouton bien revenu, d'où dépendra en grande partie la réussite du ragoût, je saupoudre de farine et remue les morceaux pour faire prendre couleur. J'ajoute alors moitié eau et moitié bouillon, mais sans couvrir entièrement les morceaux; un oignon piqué d'un clou de girofle et un bouquet garni; je remue avec la cuiller de bois jusqu'au premier bouillon, je règle alors mon feu de façon à obtenir, pendant une heure, un mijotement régulier. L'heure écoulée, j'ajoute navets, pommes de terre et petits oignons, en les proportionnant au ragoût, j’active le feu seulement pour rétablir le mijotement qui devra continuer encore une heure et demie, en tout deux bonnes heures et demie de cuisson. Servir après déglaissement et s'être assuré que le ragoût est salé et poivré à point.

Une observation à noter: c’est qu'il n’y a d’indigeste que les ragoûts manqués 9.

Chapitre VII

Les Poissons d'Eau Douce

Il y a une affinité indéniable entre l'être humain et son pays natal, l'air qu'il a aspiré à son premier souffle, les sites prochains sur lesquels se sont ouverts ses yeux, les productions de son sol bien-aimé dont il sent que sa chair est pétrie. Je pousse, quant à moi, l'attache au pays et je suis casanière jusqu'à la manie. Il m'est arrivé de franchir nos frontières; j'ai notamment visité en conscience la haute Italie, et j'ai quitté Venise l'admiration lassée par ses merveilles,

Ayant la vision du beau sous ma paupière.

Mais quand, aux Verrières, j'ai retrouvé le pays; quand, au sortir de Pontarlier, j'ai vu s'étendre, à perte de vue, ces communaux dont notre génial Pointelin a si bien traduit la poésie, agrandie de ce sublime ennui que Chateaubriand avait ressenti en Palestine.... c'était mon foyer que je retrouvais. J'avoue, la rougeur au front, que jamais je n’ai pu être subjuguée par la mer; j’ai eu beau, sur les rives de l’Océan, me battre les flancs, me répéter les belles pages de Loti sur les immensités du Pacifique, je suis restée réfractaire :

J’aime mieux ma mie, ô gué ! J’aime mieux ma mie !

Voilà un bien long détour — mais une douairière n’est pas tenue à la précision, utile mais étroite, d’un moraliste — voilà, dis-je, un bien long détour pour en arriver au poisson et pour dire que chez moi, même l’estomac et le palais sont restés comtois au point que ni l’un ni l’autre ne s’arrangent de la marée. Impossible, un vendredi, de me rassasier avec du poisson de mer sans me sentir l’estomac lourd comme une besace, tandis que le poisson de nos rivières me laisse maîtresse de mon appétit comme un héros de Walter Scott.


La truite. — On a cru anoblir la truite en l’appelant le saumon d’eau douce; à notre avis, on l’a fait déroger. Elle a le goût autrement fin, la chair autrement délicate que le saumon; elle n’est ni huileuse ni lourde comme lui, et elle se prête à bien d’autres accommodements. La truite atteint sa perfection de deux à quatre livres; plus grosse, c’est encore un morceau de premier ordre, de plus belle présentation, mais de saveur moins exquise.

Les pièces de quatre livres et au-dessus ne peuvent être mises qu'au court-bouillon, mais il y a court-bouillon et court-bouillon. L'assaisonnement est un accompagnement, il sort de son rôle quand il domine le chant. Marie de Saint-Juan dit qu'il faut que le court-bouillon soit immangeable tant il doit être fort; de ce court-bouillon-là on retirerait son poisson ayant perdu son goût crémeux pour ne plus sentir que les épices.

Ce n'est pas une moindre erreur que commet Gouffé quand il conseille, comme base du court-bouillon, de l'eau avec un décilitre de vinaigre. La seule base est un tiers d'eau pour deux tiers de vin rouge bon ordinaire, à quoi on joindra des assaisonnements dans la mesure où ils concourront à la saveur du poisson, sans la dénaturer. Quelques-unes de nos cuisinières prétendent que vingt minutes de cuisson suffisent pour un poisson de deux ou trois livres; elles ont raison si elles recourent au gros bouillon et ne craignent pas de retirer leur poisson tordu et fendu. La véritable méthode, pour obtenir une pièce intacte et dans toute sa valeur, est de la cuire de trente à cinquante minutes, mais à feu doux et à bouillons courts, comme le nom l'indique. Les praticiens en arrivent à juger le degré de cuisson en touchant le poisson de l’index; c’est un doigté à acquérir. On augmentera la qualité du poisson si on le fait cuire la veille, ou, au plus tard, le matin, pour être mangé le soir et en le laissant baigner dans la poissonnière jusqu’au moment de le servir, qu’on le serve froid ou chaud.

En prolongeant la cuisson au delà du temps que j’indique, on obtiendra un poisson à peau dure comme du cuir, à chair devenue rêche et ayant perdu toute valeur.

Les truites d’une livre et au-dessous sont excellentes sur le gril, servies sur une maître d’hôtel ou frites. Nous retrouverons la truite en traitant de la meurette et de la matelote.


Le brochet. — De tous nos poissons, il n’y en a pas qui se prête à des accommodements plus variés ni plus attrayants que le brochet. La façon classique d’apprêter les grosses pièces est le court-bouillon, pour lequel on se conformera aux indications que nous venons de donner, en substituant seulement le vin blanc au vin rouge.

Un autre mode d’accommodation, des plus recommandables pour les brochets jusqu’à deux livres, c’est de les sauter, coupés par morceaux, dans la cocotte. Mettre les morceaux dans le beurre chaud, sans qu’il ait pris couleur; conduire à feu modéré, surveiller et retourner les morceaux qu’on ne doit pas laisser s’attacher et qui devront rester bien entiers; les servir sur du beurre maître d’hôtel. On peut mettre aussi le brochet de petite dimension, comme la truite, sur le gril.


La quenelle. — Le triomphe du brochet, c’est la quenelle, qui est bien exclusivement comtoise, car on ne la retrouve dans aucune des provinces nous avoisinant; c’est une trouvaille de Bontemps, religieusement gardée par Mignon et ses successeurs. J’avais d’abord supposé que c’était de Bontemps que la cuisine parisienne tenait sa quenelle, mais, en feuilletant Grimod de la Reynière, j’ai trouvé, dans son almanach de 1803, à l’article merlan, cette indication: « On fait aussi avec le merlan d’excellentes quenelles. » J’ai recouru au traité de Carême et je me suis convaincu que la quenelle des Parisiens n’avait rien de commun avec la nôtre: d’abord ils ne l’emploient que comme garniture; la base de leur pâte, c’est le veau et la tetine, le poisson n’y est employé qu’exceptionnellement; enfin le mode de traitement est le contre-pied de celui qui fait la perfection de la nôtre. Bontemps reste donc avec la rare inspiration d’avoir imaginé la quenelle comtoise, d'avoir compris quel parti on pouvait tirer de la chair du brochet, si ferme, si crémeuse, et d’en avoir combiné, avec tant de sûreté de goût, sa transformation en quenelles.

Je tiens de la Rosine Cupillard la recette de Bon-temps que, avec quelques légères rectifications, maître Verguet m’a, on ne peut plus obligeamment, certifié être celle de l’inventeur.

Trois éléments entrent dans la composition des quenelles, et chacun dans une proportion égale : brochet, panade et beurre ; si je suppose 250 grammes pour chacun, il faudra le jaune de quatre œufs. La chair du brochet doit être détachée, passée au tamis ou à la passoire, et pilée de huit à dix minutes, d’abord seule, après avoir été salée. La panade se fait avec de la mie de pain trempée de lait et maniée à feu doux jusqu’à ce qu’elle soit parfaitement consistante. Pour augmenter cette consistance, ajouter en dernier lieu un jaune d’œuf. Quand le mélange avec l’œuf est parfait, réunir la panade au poisson et piler à fond encore de huit à dix minutes. Le coup de pilon doit être donné droit au milieu du mortier, de façon à souffler la pâte, et ne battre sur les flancs que pour ramener la pâte au milieu. Au fur et à mesure que la pâte devient plus résistante, ajouter l’un après l’autre les jaunes d’œuf en réserve. Nous n’avons parlé que des jaunes, les blancs, si on les mêlait à la pâte, la rendraient glaireuse, immangeable et très difficile à pocher.

Au moment où la pâte (brochet et panade) est à point, ajouter le beurre; la qualité de la quenelle dépendra de la qualité et de la fraîcheur du beurre; ne le piler que dans la mesure qui sera nécessaire pour faire des trois éléments un mélange parfait. Si l’on pilait dès le principe le beurre avec le brochet et la panade, il arriverait à ne plus faire corps avec l’ensemble, résisterait mal à la cuisson et ferait les quenelles suintantes de graisse. Aussi fera-t-on sagement de manier à fond le beurre avant de le mettre dans le mortier pour faciliter son assimilation. Se garder d’ajouter à la pâte un autre assaisonnement que du sel; Bontemps proscrivait même le poivre, à plus forte raison la muscade qui, si peu qu’on en mette, détruirait par son âcreté la finesse de goût qui est le caractère de la quenelle.

La pâte étant achevée, la retirer du mortier, et, sur une planche saupoudrée de farine, en former une bande parfaitement carrée; diviser ensuite, avec un couteau trempé dans l’eau chaude et d’une section nette, la bande en carrés que l’on doit parfaire ensuite toujours au couteau.

Pour la cuisson, avoir une casserole d’eau bouillante dans laquelle on jette les quenelles, en réglant le nombre de façon à ne pas arrêter trop brusquement l'ébullition, qui devra être modérée. On a prétendu que la quenelle était cuite quand elle arrivait à surnager : c’est une grosse erreur. La quenelle, surprise sur les bords par l’eau bouillante, se met en croissant sur ses quatre faces; elle surnage en cet état et, si on la retire, la cuisson n’aura pas pénétré l’intérieur qui restera mou et facilement corruptible; attendre en conséquence que l’intérieur, se gonflant à son tour par la cuisson, efface le croissant et rend à la quenelle sa forme carrée. Quand cette forme est parfaitement accusée — dix minutes environ y suffisent, — retirer la quenelle qui, laissée trop longtemps dans l’eau bouillante, deviendrait rêche et perdrait sa délicatesse de saveur.

Je dois reconnaître que le merlan, quand on le traite exactement à la mode comtoise, donne des quenelles peut-être un peu moins fermes et moins fines de saveur que celles de brochet, mais, sans point de comparaison, c’est à s’y méprendre, elles sont excellentes.

Pas de mets qui offre de plus attrayantes présentations que la quenelle; un vol-au-vent, où elles s’étalent avec des ris-de-veau et des champignons, est la plus souriante des entrées : et autour d’une volaille au blanc, quelle plus séduisante garniture, mélangée à des morilles et des queues d’écrevisses ? Et ces pains de quenelles en couronne, baignant dans une béchamel avec une traînée de coulis d’un joli carmin ! ça été, sous le nom de pâté à l’allemande, la glorieuse spécialité de Bon-temps et de ses successeurs.

La meurette. — Notre mode d’accommodement de la meurette, la qualité du poisson que fournissent nos rivières, en font un mets vraiment et exclusivement comtois. Je tiens ma recette de la provenance la plus autorisée : mon parent et ami, Henri Bourgon, avait à son service, à Arcier, un jeune valet de chambre, intelligent et débrouillard, un nommé Casimir. Madame Jean, de qui relevait l’intérieur de Henri Bourgon, trouva à ce valet de chambre l’étoffe d’un cuisinier et lui fit son éducation. Elle mit à cette œuvre d’autant plus de dévouement que Henri Bourgon était gravement atteint de la poitrine et, passant ses hivers à Palerme, Casimir pouvait lui servir à la fois de garde-malade et de cuisinier, en mesure de lui assurer, avec toutes les délicatesses qu’y apportait madame Jean, la continuation de son régime de malade. Malheureusement, Casimir, en sa qualité de cuisinier, crut ne pouvoir se passer d’une liaison ; la sienne était la Généreuse, fille du maire d’Arcier, un vieux soldat de l’an II, avec les plus magnifiques états de service, mais ayant gardé son culte pour la Nation (avec une grande N), et une irréconciliable rancune contre les seigneurs de l’endroit, les Bourgon, à qui il avait inutilement essayé de faire rendre gorge au sujet de nombreuses parcelles communales qu'il les accusait, peut-être sans raison précise, d'avoir usurpées du temps de la Restauration. La maison du maire restait la seule enclave dans le beau domaine des Bourgon, qui avaient inutilement fait les offres les plus démesurées dans le but d'obtenir la cession de cette baraque. Ledit maire ne consentit au mariage de la Généreuse avec Casimir qu'à la condition d'un double engagement : celui d'abord de ne jamais céder sa maison aux Bourgon ; ensuite celui d'ouvrir, au lendemain du mariage, dans ladite maison, une gargotte qui serait contre ses ennemis une revanche de tous les jours. Casimir tint religieusement son double engagement : il ne vendit pas la maison et y ouvrit la gargotte pour laquelle il avait un nom prédestiné, il s’appelait Mouillebec. Il était enfin pêcheur émérite, puis le meilleur des élèves de madame Jean ; c'était plus qu'il n'en fallait pour ne rien laisser à la meurette de ce qu'on pouvait lui arracher.

Voici le résumé de ce que lui-même m'a appris de sa pratique. C'est une exagération de prétendre qu'il faut trois espèces de poisson pour la meurette et que l'espèce indispensable est l'anguille. Je ne sais si c'est en raison de sa ressemblance avec le serpent et d'une rancune que m'aurait transmise ma grand'mère Ève, mais je n'aime pas l'anguille : je la trouve lourde, de chair huileuse, presque écœurante ; je l'admets dans une meurette, pour ce qu'elle peut donner à la sauce, mais à la condition de la laisser manger à mon prochain. L'idéal pour la meurette, c'est la truite ; à défaut de truite, on tirera encore très bon parti de la tanche et aussi de la carpe, mais celle-ci est de chair fondante à la cuisson et, si on la fait aller trop grand train, ou qu'on ne la prenne pas sur sa pointe, on risque de n'avoir plus que la peau et les arêtes. Quant au brochet, nous avons vu que la fermeté et la finesse de sa chair le désignent à d'autres emplois que la meurette, où ses qualités ne seraient pas suffisamment en valeur.

Couper son poisson en morceaux proportionnés, les ranger dans la cocotte, y ajouter la moitié seulement d'un oignon moyen, le condiment par excellence de la meurette étant l'ail ; pour un plat moyen, en mettre cinq gousses coupées en deux, quelques petits morceaux de lard de poitrine, une feuille de laurier et un bouquet garni ; sel et poivre ; enfin un morceau de beurre soigneusement manié dans une plus ou moins forte cuillerée de farine suivant les proportions du plat. Saupoudrer la farine sur les morceaux, comme le font certains praticiens, c'est s'exposer à la retrouver faisant une couche de colle sur le poisson. Le rangement achevé, verser, de façon à ce que le poisson baigne au moins à moitié, du vin rouge bon ordinaire; éviter par-dessus tout les vins épais et plats avec lesquels on n'obtiendrait qu'une bouillie détestable.

La meurette peut être mise à feu un peu plus vif que le poisson au bleu, la sauce bénéficiant de ce que pourrait perdre, si peu que ce soit, le poisson. Dresser, dans un plat maintenu au chaud, les morceaux sur lesquels on répandra la sauce à travers la passoire.


La matelote. — Même préparation et même assaisonnement que pour la meurette, avec cette différence que la matelote se fait au vin blanc bon ordinaire et qu'on la parachève avec une liaison. Le poisson par excellence de la matelote, après la truite, c'est la perche d'au moins une livre et demie à deux livres, puis le brochet. C'est le seul accommodement auquel je conseillerais d'utiliser le barbeau, à la condition qu'il dépasse le poids de deux livres. Le barbeau moyen et le petit sont de chair molle, fade et remplie d'arêtes; au bleu, les gros dépassant deux livres sont mangeables chauds; mais froids, la chair devient gélatineuse.

Quand la matelote aura cuit le même temps que la meurette, le poisson retiré et maintenu au chaud, on liera la sauce avec, suivant le besoin, un ou deux jaunes d'œufs délayés avec de la crème; tourner sans discontinuer pour que la sauce se lie, mais ne pas la laisser bouillir, elle trancherait, comme dit Marie de Saint-Juan. Lorsque la sauce est assez liée pour masquer la cuiller, la verser sur le poisson à travers la passoire et servir.


La friture. — La friture ne comporte pas de longs développements; je n’insisterai que sur deux points: d’abord l’huile; entre toutes je recommande l’huile de noix, à laquelle Casimir ajoutait un morceau de beurre cuit; ce procédé donne à la friture un fumet de pâtisserie excellent. Ensuite je proscrirai de toutes mes forces cette niaiserie de tremper le poisson dans du lait avant de le mettre à la poêle; j’ai demandé à plusieurs partisans de cette singularité de vouloir bien me donner l’ombre d’une raison qui la justifiait; pas un n’a pu me répondre quoi que ce soit. Je proscris avec la même insistance cette pratique de rouler le poisson dans la farine avant de le frire; cette couche de pâte détrempée ne peut qu’empêcher le poisson d’être saisi et de s’affermir. La seule préparation à lui faire subir, c’est de sécher autant que possible le poisson intérieurement et extérieurement avec un linge; ainsi séché, il sera saisi par la friture, d’où il sortira parfaitement ferme et d’une belle couleur blonde.

Le poisson de la friture après la petite truite, c'est, sur la même ligne, le goujon, la tanche et la perche.

Ne pas oublier qu'il ne faut laisser le poisson à l'eau froide que le temps de le laver à fond, mais sous aucun prétexte ne le laisser macérer.

Chapitre VIII

Les écrevisses

Les écrevisses. — Une recette pour accommoder les écrevisses ne saurait être d’un usage courant, en raison de leur rareté et du prix exorbitant qu’elles atteignent. Je me rappelle que, en 1849, j’avais quinze ans, nous faisions, en famille et dans notre voiture, une tournée dans les montagnes du Doubs. Arrivés au village de Vuillecin, sur les bords du Drugeon, nous rencontrâmes quelques jeunes gens qui, revenant de la pêche aux écrevisses, en rapportaient un plein sac. Comme nous rentrions le soir même chez ma grand’mère, et que son modeste parc était traversé par un ruisseau, mon père demanda à ces jeunes gens s’ils consentiraient à nous céder leur pêche. « Volontiers, » répondirent-ils, il y en a environ un mille, à trois sous le cent, ça fait trente sous. » Mon père donna trois francs, les pauvres garçons n’en pouvaient croire leurs yeux, et ma grand’mère eut son ruisseau ensemencé d’écrevisses pour des années. Dans ce temps-là, on pouvait faire de plantureux coulis, et à bon compte.

J'ai consacré un regret à nos vieux aubergistes comtois : le père Guinchard est l’un de ceux qui m’a laissé le meilleur souvenir. Fils de l’aubergiste de Saint-Laurent, il avait poussé ses études jusqu’au grand séminaire ; après avoir médité deux ans sur sa vocation, son père étant à bout de forces, il comprit que son devoir l’appelait à le seconder : il quitta la soutane pour devenir un aubergiste modèle, un brave homme et un parfait chrétien. Il a prouvé par son exemple que la théologie pouvait supérieurement préparer à d’autres carrières que celle de la diplomatie. Quand on arrivait chez lui, on voulait ne s’y arrêter que le temps de déjeuner et de laisser reposer les chevaux ; mais on y était accueilli avec une cordialité si discrète, chaque repas comportait de telles surprises et de telles perfections que, projetant de n’y rester que quelques heures, on s’y attardait une semaine.

L’une des surprises de ces repas était le plat d’écrevisses qui était de fondation : jamais écrevisses plus en chair et d’une finesse plus succulente. Comme j’affirmais à Guinchard qu’il m’avait révélé les écrevisses, il ne fit aucune façon de me donner son secret, qui n’avait rien de compliqué : « L’écrevisse, me dit-il, a une saveur d’une grande finesse que l’on compromet par tous les ingrédients dont on pimente son court-bouillon. Je mets mes écrevisses à feu moyen, à sec et sans autre assaisonnement que du sel; c’est ainsi que je leur conserve toute leur valeur d’arome et de fermeté. J’ai dit à feu moyen pour éviter que la coquille ne brûle; surveiller attentivement la cuisson; dix ou quinze minutes doivent suffire, aller au delà serait non seulement atteindre la finesse du goût, mais encore dessécher la chair et la faire adhérer à la coquille. Je me suis toujours strictement conformée à cette recette et, comme l'humilité c’est la vérité, je n’hésite pas à affirmer que nulle part je ne mange d'écrevisses qui approchent de celles que je sers à la maison.


Coulis et croûtes d’écrevisses. — Préparer quarante écrevisses, comme il a été dit à l’article précédent; éplucher les queues et les pattes qui sont épluchables et qu’on réserve pour garnir la croûte. Piler à fond, dans un mortier, les intérieurs et toutes les coquilles, d’abord seuls jusqu’à écrasement complet, ensuite avec du beurre frais qu’on ne continuera de piler que pour le bien amalgamer aux coquilles. Mettre cuire ce mélange pendant une heure, au bain-marie, avec du bouillon et un bouquet garni, puis le verser, à travers la passoire dite Chinois, dans une terrine d’eau froide sur laquelle, après refroidissement, on écrémera le beurre qui y surnagera. Préparer, d’un autre côté, une sauce hollandaise au lait, mais sans citron, dans laquelle on versera le beurre d’écrevisses avec la chair des queues et des pattes réservée et on liera le tout avec de la bonne crème fraîche. Le coulis sera versé sur un échaudé en couronne ou sur la croûte d’un pain de trois livres.

À défaut d’écrevisses, on pourra utiliser des crevettes grises dont on colorera le coulis avec quelques gouttes de carmin ; pour obtenir des queues pour la garniture de la sauce, il sera indispensable de se procurer quelques grosses crevettes roses, dites bouquet.

Chapitre IX

Les Braisés

Les braisés. — C'est pour moi un véritable crève-cœur quand, à la campagne, je rentre dans une de ces vastes cuisines enfumées qui semblent comme imprégnées des odorantes vapeurs de tous les festins qui en sont sortis. Ces grands foyers, avec leur manteau de pierre de taille, sont à jamais éteints, et ils restent profanés par l'encastrement d’une petite cheminée rabougrie où s’engaine le tuyau du poêle. Adieu nos magnifiques flambées d’automne où il était si doux de se griller les jambes au retour des vendanges ou de la chasse aux champignons; adieu la bonne odeur de sapin et de genièvre mouillés quand nous fumions ces belles rangées de lard, de jambons et de saucisses qui promettaient de si plantureuses potées à nos insatiables appétits de quinze ans ! Dans un coin de la cheminée est encore accrochée la caisse du tourne-broche, dont le tic-tac s’est tu pour toujours; il ne mettra plus en mouvement cette broche qui nous donnait des rôtis si renflés, de si belle couleur, si juteux ! Et ces magnifiques rouelles de veau, ces daubes cossues — que l'on appelait au vieux temps une pièce ronde, — ces filets de bœuf braisés qu'on ne connaît plus aujourd'hui, qu'ils étaient tous appétissants à voir et à sentir longuement mijoter dans leur cocotte à pieds, avec de la cenise dessous et de la braise sur le couvercle ! Il suffisait d'un coup de pincette pour activer la cenise, d'une pelletée de braise renouvelant celle du couvercle, pour obtenir, pendant les quatre heures réglementaires, un mijotement qui rendait une chair grenée, tendre à couper à la cuiller, avec tout son suc et un jus lié, consistant, plein de saveur, et où baignaient quelques rondelles de carotttes presque confites10.

Comment, avec un poêle, ou qui s'emporte ou qui s'éteint, obtenir ce long mijotement régulier que donnait la cenise ? Il faudra passer son temps à avancer ou à reculer la cocotte, sans jamais parvenir à régulariser la cuisson. Et ces délicieux braisés s'obtenaient sans autres éléments qu'un morceau de beurre, quelques cuillerées de bouillon, du sel et du poivre. Jamais je n'ai consenti à abandonner nos excellentes daubes pour adopter le bœuf à la mode de Paris, cette sorte de bœuf bouilli dans deux litres tant de vin blanc, d'eau, que de bouillon et d'alcool ! Il ne m'est pas arrivé d'en tâter sans avoir eu, tout l'après-dîner, maille à partir avec lui, et Dieu sait que je n'ai pas l'estomac grincheux !

Et si j'en arrive aux entremets, de quelles douceurs nous a sevrés à jamais l'abandon de la tourtière, assortie de son four de campagne ! Ces tartes aux fruits, ces sèches meringuées, ces gâteaux bouclés, toute la série des soufflés, des biscuits et des madeleines, représentaient autre chose que les pesants gâteaux moka ou les criminels Saint-Honoré.


A la campagne, j'ai religieusement respecté la belle cheminée ancestrale où l'on cuisine encore comme avant la Révolution. Je me dédommage là, et ma vieille cuisinière aussi, du poêle que nous devons subir en ville, où je ne suis pas chez moi, étant en location. Mais, là encore, je suis parvenue à conjurer en partie les inconvénients du poêle et à retrouver quelque chose comme la cenise par l'installation d'un fourneau à gaz, sur lequel on peut régler à volonté les mijotements ; quant aux rôtis, rien n'a encore été tenté pour les obtenir au gaz autrement qu'avec d'inévitables coups de feu ; rien non plus pour installer dans ces réchauds des fours. Le jour où l'industrie réalisera ces progrès, elle aura rendu un sérieux service à l'art culinaire.

Chapitre X

Le Salmis de Bécasses

Salmis de bécasses.Les Goncourt. — Les Goncourt étaient en tout des raffinés; en cuisine, un excellent ordinaire n’existait pas pour eux, il leur fallait du rare et ils ne trouvaient de bon que les choses exquises. Leur plat d’élection était le salmis de bécasses, mais ils avaient renoncé à en manger, écœurés qu’ils étaient par les salmis poisseux et fades des grands restaurants de Paris, pour qui, je le répète, la succulence de leurs plats ne compte pas au prix de leur présentation, de ce qu’ils appellent l’œil.

En 1868, les Goncourt, revenant d’Allemagne, s’étaient arrêtés à Neufchâteau, chez un oncle à eux. Au dîner du soir, qui fut délicieux, on leur servit un salmis de bécasses: à la première bouchée, tous deux, la fourchette en l’air, se regardèrent émerveillés: c’était l’idéal de leur salmis qu’ils rencontraient. S’étant informés, ils apprirent que l’auteur de ce chef-d’œuvre était une cuisinière, retraitée de l'évêché de Nancy, qui prenait ses Invalides chez l’oncle. Le repas terminé, les Goncourt, ayant tenu à complimenter la cuisinière épiscopale, lui demandèrent si elle connaissait Paris :

— Mon Dieu, non, répondit-elle, et je mourrai avec le regret de n’avoir pu faire un pèlerinage à Notre-Dame des Victoires.

— Qu’à cela ne tienne, repartirent les Goncourt, nous allons vous mettre au comble de vos vœux : nous vous payons votre voyage aller et retour à Paris ; vous descendrez à la maison, vous ferez aussi longuement que vous le voudrez votre pèlerinage, mais.... vous apprendrez à notre cuisinière à faire le salmis de bécasses.

Or, la recette, achetée à pareil prix par les Goncourt, était exactement celle de notre Bontemps. Il y a, dans la pratique parisienne, une première erreur, c’est de faire préalablement rôtir la bécasse. A-t-on jamais eu l’idée, pour donner plus de saveur à une fricassée de poulet, de débuter par faire rôtir le poulet ? Ce serait enlever à la fricassée sa fraîcheur et lui donner le goût d’un réchauffage. De même pour la bécasse : rôtie, il n’y aura plus, entre elle et la sauce, cet échange de pénétration pour l’une et de fumet pour l’autre qui résulte de la fricassée de la bécasse crue. Donc découper sa bécasse en retirant et réservant les intestins ; faire un roux dans lequel on mettra revenir un hecto de petit lard, oignon, échalote, bouquet garni, un clou de girofle et quelques grains de genièvre écrasés ; enfin trois gousses d’ail qu’on réservera, car il prendrait un goût fort si on le faisait revenir ; sel et poivre. Lorsque le roux sera d’un blond foncé, mettre les morceaux de bécasse, ajouter l’ail et mouiller avec quatre décilitres de bon vin rouge. Après trente minutes de cuisson à petits bouillons, retirer les morceaux de bécasse qu’on maintient au chaud, et mélanger à la sauce les intestins qu’on aura pilés avec quelques gouttes d’huile d’olive. Faire réduire la sauce jusqu’à ce qu’elle masque la cuiller et la verser à travers la passoire sur les morceaux de bécasse.

Une autre erreur de la cuisine parisienne, c’est de réserver les intestins pour en faire une farce et en masquer des croûtons ; c’est enlever à la sauce le meilleur de sa liaison et de son fumet, mais c’est toujours l’obsession de tout sacrifier à l’œil.

Marie de Saint-Juan accepte tous les procédés de la cuisine parisienne et elle les aggrave en prescrivant d’ajouter à la sauce une cuillerée de crème fraîche et une forte cuillerée à café de moutarde de Dijon. Sur cette crème fraîche, ce sinapisme ! Si les Goncourt avaient payé cette recette-là d’un pèlerinage, ils n’en auraient pas eu pour leur argent.

Quant à la Marguerite de Neufchâteau, ils n’en restèrent pas, avec elle, à leur première gracieuseté. Nous lisons en effet, dans leur Journal, à la date du 29 septembre 1872 :

« La vieille Marguerite, la cuisinière épiscopale de mon oncle de Neufchâteau, est ici, et ses vieux doigts de soixante-dix ans font réapparaître, pour la dernière fois, les fricassées de poulet au beurre d'écrevisses, les salmis de bécasses parfumées de baies de genièvre, tous ces fricots sublimes que n'a jamais goûtés un Parisien. Je songe, en dégustant ces succulences, avec le respect qu'on a pour ces choses d'art, quelle nation nous avons été, quel paradis est la France, et quels sauvages sont nos vainqueurs ! »

Chapitre XI

Le Rôti

Certaines erreurs ne parviennent à faire leur chemin dans le monde que grâce à la formule dont on les a revêtues. Ainsi, que vous parliez de rôti, on vous répondra immanquablement par cet adage : « On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur. » Or cet axiome, qui a pour auteur Brillat-Savarin, est une pure niaiserie. Un cuisinier émérite ne devient tel que parce qu’il avait la vocation et que cette vocation, développée par la pratique, par le don d’observation, de tact et d’ingéniosité, l’a fait parvenir à l’art. Le rôti, n’étant qu’une branche de la cuisine, n’exige aucune aptitude exceptionnelle, et tout praticien qui suivra un rôti, en y appliquant ses dons naturels et d’acquit, l’amènera avec certitude à la perfection.

— Heureux, disait le marquis de Cussy, ceux qui naissent rôtisseurs ! de ceux-là je n’en connais pas.

Un expert, au seul aspect de la viande, de sa couleur, de son grain, au toucher, pourrait prévoir comment elle se comportera au feu ; il saura diriger ce feu de façon à ce que le morceau ne soit pas saisi au point qu'une croûte extérieure rende l'intérieur impénétrable à la cuisson, de là ces rôtis non pas saignants, mais violets et crus. Lorsque le morceau aura été saisi dans tous les sens, on l'arrosera avec trois cuillerées de bouillon froid ; cet arrosage aura comme résultat de resserrer les pores de la viande et de concentrer son jus. On pourra alors activer le feu en arrosant toutes les dix minutes ; mais ne pas perdre de vue que les viandes blanches et la volaille sont plus exposées à brûler, à un coup de feu, que ne le sont les viandes noires ; les rôtir par conséquent à feu plus modéré et plus longuement. Pour apprécier le degré de cuisson, il faudra d'abord tenir compte du temps, ensuite de la nature du jus que jettera le morceau, enfin de la résistance qu'il opposera lorsqu'on appuiera le doigt sur la noix, pour la viande de boucherie ; sur la cuisse, pour la volaille. J'ai été si souvent écœurée par les filets de bœuf ou les gigots violets et mous que, sous couleur de viande saignante, on m'infligeait dans des maisons amies, que, chez moi, je ne veux qu'à peine rosées les viandes noires et parfaitement blancs le veau, le porc et la volaille.

Pour la volaille, la débrocher sur sa pointe, quand, tout en étant cuite, elle reste tendue, sans ride et avec son jus ; ce serait la vouloir ridée et desséchée que de prolonger la cuisson. Une bonne précaution à prendre, c'est, avant de débrocher son rôti, d'incliner la broche sur le plat où l'on doit le servir ; si les viandes noires laissent échapper un jus trop saignant et les viandes blanches un jus simplement rosé, c'est l'indication qu'elles ont encore besoin de quelques tours de feu.

Chapitre XII

Le Porc

On va dire assurément que je radote du vieux temps, mais, comme le Pierrot de Don Juan à Charlotte sa promise, qui lui reprochait de dire toujours la même chose, je répondrai :

« Je dis toujours la même chose, parce que c'est toujours la même chose. »

Je suis, en effet, bien obligé de reconnaître qu'autrefois les salaisons comtoises : celles de Morteau, de Vuillafans, de Luxeuil, avaient une réputation qui s'étendait bien au-delà des limites de la province. C'est que nous avions alors une race de cochons du pays, — j'emploie le mot propre, après Sainte-Beuve et Taine, — parfaitement caractérisée et d'une qualité exceptionnelle : haute sur pattes, de forme allongée, la robe blanche largement tachée de noir, les oreilles bien relevées, le museau rose et la queue en tire-bouchon serré, ah ! les beaux cochons ! Dès le mois de mars jusqu'à la fin de novembre, les porcs étaient à la pâture et ne subissaient la stabulation que dans les mois rigoureux de l'hiver, encore leur rendait-on la liberté chaque fois que le temps le permettait. On avait ainsi avec un lard rosé, parfumé, et qui se gonflait à la cuisson, des cochons n'ayant que peu de graisse, mais la chair ferme, grenée, savoureuse. Les jambons particulièrement n’avaient qu’une couche de graisse très mince, ils étaient presque tout en chair, fine et tendre.

Depuis soixante ans environ, par des croisements avec des produits d’extrême Orient, on est arrivé à transformer, d’abord, et à faire disparaître, ensuite, la vieille race de nos cochons comtois. La race actuelle n’a plus qu’un caractère, c’est la graisse, disposition qu’exagère encore le régime auquel on la soumet : en effet, plus de pâture, la stabulation continue et qu’on n’interrompt que pour nettoyer le tect, quand on le nettoie. A ce régime, le porc, qui n’était autrefois livrable qu’à un an ou quatorze mois, l’est maintenant de six à huit mois ; mais c’est au grave détriment de sa qualité. La graisse, qui est à l’excès, a perdu sa finesse ; la chair est dure, sans saveur, d’un filandreux qui s’exagère encore à la saumure.

Quant à moi, je subis l’obligation d’élever, pour les besoins de la maison, mon cochon chaque année, et je ne quitte la campagne que lorsque mon goret est hébergé. Et ce n'est pas une opération commode que de le choisir tout petit et se rapprochant autant que possible de notre vieille race : il est élevé rigoureusement à l'ancienne méthode, et, comme je n'en fais pas une spéculation, je le pousse non à la graisse, mais à la chair.

Quand, l'année expirée, il a atteint son poids moyen, je le sacrifie, et je vous réponds que, râblé comme il est, il faut de solides gaillards pour le coucher sur le cuveau, et de quelle musique enragée il régale le voisinage !

Le boudin, où je mets peu de graisse, à peine d'oignon blanchi et de riz au lait, mais un litre d'excellente crème, avec assaisonnements variés, ce boudin-là est tout un poème : léger, délicat, d'un parfum où rien ne domine ; comme il n'a qu'un seul défaut, c'est qu'on ne saurait en manger raisonnablement, on peut ne pas se contraindre sans avoir à s'en repentir.

Et puis je sais encore ce que c'est que de manger frais, comme au temps jadis, un beau filet de cochon rôti, tendre, juteux, de chair si blanche et si appétissante, sur un plat de riz ou de haricots de Soissons. Ce n'est pas un charcutier qui m'en fournirait de pareils.

Quant aux jambons, j'ai dû y renoncer, n'étant plus d'âge à accomplir les rites qu'impose l'opération de les mayencer; je joins la chair de mes quatre jambons à celle de mes saucisses que je conduis et que j'obtiens, le jésus compris, comme on les conduisait et comme on les obtenait il y a soixante ans à Morteau.

Chapitre XIII

Les Œufs

Les œufs. — Je constate de nouveau, n'écrivant pas un livre de cuisine, que je me restreins, dans chaque ordre de mets, à ceux qui sont du domaine comtois, ou pour lesquels nos pratiques, étant défectueuses, sont à rectifier.

En ce qui concerne les œufs, je ne m'arrêterai qu'à deux modes de leur utilisation : l'omelette et la fondue.

L'omelette est le plus souvent manquée, dans la pratique courante, en Franche-Comté, parce qu'on ne s'y conforme pas aux règles qui la font réussir ailleurs. Supposons une omelette de six œufs : d'abord ne les battre qu'environ une minute, aller au-delà serait s'exposer à faire tomber les œufs en eau et à n'avoir plus qu'une omelette aride. Une autre pratique défectueuse chez nous, c'est de ne mettre dans la poêle qu'un morceau de beurre insuffisant, qui fait s'attacher l'omelette, lui donne un horrible goût d'œuf brûlé et lui enlève son moelleux. Pour six œufs, il faut au minimum soixante grammes de beurre ; ne pas attendre qu'il prenne couleur pour verser les œufs qu'on espacera avec la fourchette pour les faire cuire également. Si on veut l'omelette mollette — je me résigne à cette assonance pour ne pas recourir à ce vilain mot de baveuse, — il faut servir avant que le milieu soit pris, glisser alors l'omelette dans le plat en la repliant en deux sur elle-même. Si l'on suit exactement ces indications, on donnera à l'omelette sa pleine valeur ; on l'aura délicate, belle et bonne.


La fondue. — La fondue n'est assurément pas un blanc-manger pour un déjeuner de Sainte-Catherine, mais c'est un mets de haut goût et une entrée stimulante pour un repas entre hommes.

Mettre, dans une casserole d'un litre, deux décilitres de vin blanc où l'on ajoutera une forte gousse d'ail hachée ; faire bouillir jusqu'à ce que l'ail soit cuit et le vin réduit de moitié ; le passer pour en retirer l'ail et le mettre refroidir. Casser six œufs bien frais qu'on battra avec soixante grammes de fromage, autant de beurre et le vin blanc réduit, une forte pincée de poivre et une prise de sel, pour laquelle il faudra tenir compte de la salaison du fromage. Mettre sur le feu, remuer sans interruption avec la fourchette; lorsque les œufs commencent à prendre, retirer du feu et continuer à remuer encore deux minutes : c’est fait.

Chapitre XIV

Les Légumes

Pommes de terre. — La pomme de terre est le légume où nos anciens ont déployé avec le plus de maîtrise leur ingéniosité d'invention et de goût. Nous ne sommes plus dans les mêmes conditions qu'eux et nos pommes de terre n’ont plus rien des qualités qu'elles avaient il y a soixante ans. Dans ce temps-là nos variétés se bornaient à trois : la Chardonne, la Farineuse rouge et la Hollande; la Chardonne ne figure même plus sur les catalogues; la Hollande n’y est plus que pour mémoire, ayant été remplacée par la Quarantaine de la halle; seule la Farineuse rouge a survécu. La dégénérescence de nos pommes de terre tient à deux causes : d’abord l’épuisement de nos variétés par cette déplorable pratique de ne jamais renouveler les semences en les prenant en dehors de notre région; ensuite par la découverte de variétés beaucoup plus productives que les anciennes et dont le rendement était encore accru, au détriment de la qualité, par l'emploi des engrais les plus actifs.

Je me souviens que, étant enfant, pendant les vacances, que je passais dans cette si plaisante vallée de l'Ognon, je m'arrêtais souvent, dans mes randonnées, à l'une de nos fermes vers l'heure du goûter. En mon honneur on décrochait une marmite de la crémaillère, et, le couvercle soulevé, on découvrait, vous souriant, de magnifiques pommes de terre éclatées, à chair blanche et grenée comme de l'aluminium, et c'étaient de vulgaires chardonnes destinées à la pâtée des cochons. On irait bien loin avant de retrouver pareilles marmitées, à moins que l'on ne s'arrête chez moi. C'est que, chez moi, on ne néglige rien pour en revenir aux récoltes d'il y a soixante ans : ainsi tous les deux ans je renouvelle mes tubercules de semences ; pour les Farineuses rouges, à Foncine-le-Haut ; pour les autres, chez Vilmorin ; ils sont plantés dans un terrain léger, fumé de l'année précédente. Grâce à cette pratique, j'obtiens des récoltes qui font mieux que de me valoir des primes aux comices agricoles, — où je ne me fourvoie jamais — elles me valent la flatteuse approbation des connaisseurs et de me ramener à mes impressions d'enfance.

Il n'y a aujourd'hui, à quelque usage qu'on les destine, que deux variétés de la pomme de terre à utiliser : la Farineuse rouge, pour robe de chambre, purée et ses dérivés, et la Quarantaine de la halle, pour mettre en ragoûts, sauter et frire.

Pour la purée et ses dérivés — croquettes, soufflés, turbans — un seul mode de procéder : la cuisson en robe de chambre dans une marmite de fonte, les pommes de terre reposant sur une couche de cendre. Sous aucun prétexte on ne doit tolérer une goutte d'eau dans la marmite, ni en soulever le couvercle ou déplacer les pommes de terre pendant la cuisson qu'obtiendront, parfaite, trois quarts d'heure de feu régulier.

Pour l'écrasement, il n'y a également qu'un seul procédé : le vieux mortier qui donne une purée lisse, homogène, encore faut-il se garder de piler trop longtemps, ce qui rendrait la pomme de terre glutineuse. Je n'hésite pas à proscrire le fameux presse-purée qui, tout en faisant plus vite que le pilon, mais réduisant la pomme de terre en vermicultures, lui coupe son fil, comme disent les cuisinières, c'est-à-dire sa consistance, et laisse la purée grumeleuse. L'écrasement étant à point, mettre, avec un morceau de beurre bien frais, la pomme de terre dans une casserole de terre à feu modéré ; puis, d'une main, remuer sans arrêt avec une cuiller de bois, de l'autre main, verser du lait au fil. Environ dix minutes de ce travail continu amèneront la purée au degré de consistance désirable, tout en la laissant légère, soufflée, exquise.


La croquette est un des plus attrayants emplois que l’on puisse faire de la pomme de terre ; même cuisson en robe de chambre et même procédé d’écrasement que pour la purée, à laquelle on ajoute, suivant la quantité de pâte, deux ou trois jaunes d’œuf et une cuillerée de crème. La pâte obtenue bien lisse, on la laisse reposer jusqu’à ce qu’elle refroidisse, puis, vingt minutes avant de servir, on fouette le blanc des œufs très ferme et on le mêle à la pâte. Bontemps faisait, sans les paner, frire les croquettes à l’huile assez chaude pour leur donner une belle teinte blonde, mais pas au point de les saisir et d’empêcher la cuisson de l’intérieur.

Le turban de pommes de terre se fait avec la même pâte que les croquettes, mais rendue plus liquide en doublant la dose de crème. Mettre cette pâte dans un moule, qu’on a préalablement beurré, puis on la cuit au bain-marie jusqu’à ce que le milieu du turban ait un commencement de résistance au toucher. Quand on le juge à point, on le renverse sur un plat appliqué sur le moule, et on le sert avec une sauce blanche ou une sauce tomate.

Pommes de terre à l’étouffée. — Je ne saurais assez recommander la pomme de terre à l’étouffée, qui fait le plus agréable plat de légumes assortissant à un rôti. On coupe des Quarantaines en quartiers aussi égaux que possible, pour avoir une cuisson régulière; les essuyer avec un linge sec; si on commettait la faute de les laver, les quartiers, imprégnés d’eau, s’amolliraient à la cuisson et l’opération serait manquée. Pour un bon plat, mettre dans une cocotte deux larges cuillerées de graisse clarifiée, ou de saindoux, faire partir à feu vif et quand la graisse est très chaude, sans qu’elle aille jusqu’à fumer, y jeter les pommes de terre qui devront baigner à moitié et autant que possible ne pas être superposées. Pendant le premier quart d’heure, on ne devra ni découvrir ni retourner les pommes de terre, et on ne modérera le feu que dans la mesure qui permettra d’entendre clairement grésiller la cuisson. Ce quart d’heure passé, mettre à feu vif, saler puis retourner de cinq en cinq minutes. Cuites à point, on les égoutte avec une écumoire et on sert dans un plat chaud. Ainsi conduites, les pommes de terre sont rissolées, croustillantes et farineuses à l’intérieur.


Petits pois et haricots verts. — Cette fois, je cesserai de dire toujours la même chose, parce que ce n’est plus la même chose : aussi bien pour la culture des petits pois et des haricots verts que pour le mode de les accommoder, je dois reconnaître l'incontestable supériorité des procédés nouveaux.

Nos grands grainetiers sont parvenus à réunir un ensemble de variétés de premier ordre, parmi lesquelles chaque région peut faire, après expérimentation, un choix qui lui assurera des récoltes parfaites. Quant à moi, après une attentive sélection, je m'en tiens, pour les pois, aux Michaud de Hollande, pour la première saison; pour la seconde, aux Serpette, Clamart, et pour les ridés aux Téléphones et Knids. Quant aux haricots, pour les nains, je débute par les Beurre d'Alger noirs, si tendres, si charnus et d'un si beau jaune paille; ensuite par les Solitaires et les Cent pour un, qui donnent des aiguilles de formes parfaites et sans fils; en ce qui concerne les haricots en grains, pour les nains, les Flageolets; pour les ramants, les Beurre blancs et les Soissons.

Nos anciens, pour leurs variétés de pois, abâtardies par de continuels réensemencements, avaient un mode de cuisson défectueux: les petits pois étaient mis dans un roux avec un décilitre de bouillon, un oignon blanc, un bouquet de persil, une laitue, tout ce qu'il fallait pour dénaturer le peu de valeur qui leur restait; ce ragoût barbotait une heure et donnait comme une médiocre demi-purée. Après bien des essais, je m'en suis tenue à la vieille méthode française : jeter les pois, frais écossés, à grande eau bouillante et salée, la casserole non couverte ; aussitôt qu'ils cèdent sous le doigt, les égoutter et les verser dans le légumier sur un morceau de beurre frais manié avec un peu de farine pour que le beurre adhère aux pois. C'est des pois ainsi accommodés que Grimod de la Reynière disait, en pleine Révolution : « Tant que l'on mangera des pois fins à Paris, l'on n'aura pas le droit de s'y dire malheureux, surtout lorsque, apprêtés en entremets par les mains d'un artiste consommé, bien maniés de beurre, privés de sauce, et liés en façon de mortier, ils présentent comme une montagne de verdure que chacun brûlera d'entamer. » Et notre vieux la Varenne, le Vatel du xviⁱᵉ siècle, dira de son côté : « Il faut les manger verdelets, tout chaudement et dans leur jus. »

Si l'on tient à les préparer au lard, on fera blanchir cinq minutes, à l'eau bouillante, un hecto de petit lard de poitrine, qu'on fera ensuite revenir pendant cinq autres minutes, avec quinze grammes de farine ; après avoir remué lard et farine pendant quatre minutes, y ajouter trois décilitres d'eau et laisser mijoter une demi-heure à casserole couverte ; y verser alors les pois retirés de l'eau bouillante, et, après dix minutes de mijotement, servir.

Pour ceux qui ont le cœur assez solide pour manger les pois au sucre, ils devront, après les avoir sortis de l'eau bouillante, les saupoudrer de sucre en poudre. Grand bien leur fasse11.


Les haricots verts doivent être, comme les petits pois, cuits à grande eau bouillante; on s'assurera de la cuisson en les pressant entre les doigts; ils doivent être flexibles sans toutefois s'écraser; pas d'autre assaisonnement que du beurre manié avec une pincée de farine, et, si l'on y tient, quelques gouttes de jus de citron. S'abstenir rigoureusement de mettre dans les haricots du persil qui dénaturerait la fraîcheur de leur goût. On aura toujours les haricots d'un beau vert, si on les cuit sans les couvrir, à grande eau, avec environ dix grammes de sel.

Il y a encore la vieille mode des haricots à la poulette : on prépare une sauce avec trente grammes de beurre et quinze grammes de farine; une fois le mélange bien fait, ajouter trois décilitres d'eau et une pincée de sel, et après avoir tourné sur le feu pendant dix minutes, lier avec deux jaunes d'œuf et quinze grammes de beurre ; puis on y mettra les haricots sortant de l'eau bouillante.


Asperges et fraises. — C'est en avril que le potager nous décarnème en nous apportant, avec les premiers souffles printaniers, les asperges et ensuite les fraises, puisqu'il est admis que les fraises sont des légumes.

En ce qui concerne les asperges, je dois rendre justice au progrès moderne qui en a transformé la culture en les rendant plus hâtives, plus belles et meilleures. Plantées, non plus en fosses profondes comme autrefois, mais à niveau du sol, elles donnent une pleine récolte à la quatrième année. Rien de charmant comme d'aller, à la rosée, abattre les buttes et choisir ses brins que l'on casse du doigt sur le turion. Lavées aussitôt que cueillies, elles pourraient n'être pas raclées, tant leur hampe est d'un beau blanc avec leur bouton rose. Je dois signaler une détestable pratique, celle qui consiste, à l'aide d'engrais excessifs, à pousser les asperges à une grosseur monstrueuse, qui n'est obtenue qu'en se résignant à les avoir amères. La meilleure des asperges, la plus savoureuse, est celle de belle grosseur moyenne, qui est tendre à pouvoir être mangée presque entière. Pour la cuisson, on les ficelle par bottes de huit à dix, puis on les met à grande eau bouillante et salée. La moyenne de cuisson est de dix minutes pour les avoir à point, ni croquantes ni en bouillie.

Une recommandation sur laquelle je ne saurais assez insister, c'est, aussi bien pour les asperges que pour tous les autres légumes, de ne les laisser à l'eau froide qu'exactement le temps de les laver. Ce serait atteindre sérieusement leur qualité que de les laisser macérer.

Les fraises. — Fontenelle, à la veille d’avoir cent ans, se sentait à bout de forces; un de ses amis lui ayant demandé de ses nouvelles, il lui répondit :

« Cela ne va pas, cela s’en va, et je meurs uniquement parce qu’il faut mourir; mais, si je pouvais attraper la saison des fraises, j’espérerais vivre encore un an. »

Rien ne me semble rendre mieux que ce vœu in extremis de Fontenelle ce qu’apporte de charme réconfortant, après cinq mois de régime aux quatre mendiants, la saison des fraises. Mais il me sera impossible de rendre, sur ce point, la justice que m’a paru mériter, pour les asperges, le progrès moderne.

Autrefois nous ne connaissions que deux variétés : les quatre-saisons et la fraise ananas, de belle grosseur, d’un joli coloris rose sur blanc, et d’un parfum incomparable. Pas de confitures aussi exquises que celles qu'on fait avec ces fraises-là. Les grands grainetiers ont abandonné cette variété qu'ils ont cru remplacer par les variétés dites anglaises, des fraises que l'on gonfle à les faire taper, pour la plupart aqueuses, sans parfum, se flétrissant et fermentant du jour au lendemain; essayez de faire des confitures avec de pareilles fraises, et vous m'en direz des nouvelles.

Je m'en tiens, pour ma part, à mes vieilles et chères fraises ananas et à celles des quatre-saisons, rouges et blanches, que je me garde bien de jamais mettre en bordure, où elles se déchaussent et deviennent improductives. Je les cultive en carrés, comme des légumes; j'obtiens mes replants de semis faits en juillet et mis en place à l'automne; j'arrose abondamment pour la reprise et je paille; dès le printemps suivant, j'obtiens une pleine récolte de fruits d'une très belle grosseur. Après trois ans, je détruis ma planche que je reporte ailleurs, et je m'assure ainsi, tant que dure la saison, de magnifiques compotiers de fraises rouges et blanches, panachées d'ananas, qui embaument la maison. Avec de pareils desserts en perspective, il faudrait être bien malade pour ne pas remettre de mourir à l'année suivante.

Chapitre XV

Entremets

Cancoillotte. — Si passionnément Comtoise que je sois de cœur et d’estomac, j’avoue que ma ferveur a dû rendre les armes devant la cancillotte. Tout en elle, sa couleur verdâtre, sa pâte souvent gluante jusqu’à dégouliner, son odeur nauséabonde, m’ont fait reculer, et, pour une fois dans ma vie que je me suis risquée à y mordre du bout des dents, le cœur m’a défailli. Je n’en donne pas moins la recette pour ceux de mes compatriotes qui sont plus intrépides que je ne puis l’être.

Laisser cailler le lait, le mettre à feu doux jusqu’à ce que le petit-lait soit séparé de la caséine que l’on recueille en versant et faisant égoutter dans un linge. Serrer ensuite cette caséine pour en faire sortir ce qu’elle peut encore contenir de petit-lait; l’émettre aussi finement que possible dans une terrine que l’on met à chaleur douce, certaines ménagères croient corser le bouquet en mettant la terrine dans leur lit ; remuer souvent jusqu'à ce que la pâte soit devenue collante et jaunâtre. Mettre alors à feu doux avec un peu d'eau et un morceau de beurre frais, sel et poivre ; remuer jusqu'à ce qu'on ait obtenu une pâte entièrement fondue et lisse ; si on la désire un peu liquide, ajouter au dernier moment quelques cuillerées d'eau bouillante.

Je recommande de procéder à ce fricot en plein air, sur un réchaud, car l'essayer à la cuisine, ce serait infecter la maison de la cave au grenier. Une bonne fortune de la cancoillotte est d'avoir été célébrée, par le président Thuriet, dans une chanson où il a mis toute sa fine bonhomie de chansonnier populaire.


Les beignets de carnaval. — Le beignet de carnaval était l'entremets de fondation de toute famille bisontine. On en faisait une provision qui fournissait les desserts du dimanche de la Quinquagésime à celui des Épicrées. L'origine de notre beignet se perd dans une nuit plus lointaine que beaucoup de nos aristocraties ; on le trouve consigné dans le menu des repas de la Saint-Vernier, et M. Auguste Castan m'en a donné une recette, exactement la nôtre, qu'il avait trouvée dans les papiers de Jules Chifflet, abbé de Balerne. Ce même M. de Balerne raconte, dans ses chroniques, que, au lendemain de la capitulation de Dole (1668), il dut prêter serment de fidélité entre les mains du roi Louis XIV : c'était l’effondrement de la patrie. « Au retour de cette action, dit-il, je me retirais chez moi, si abattu et mélancolique que Dieu m’est bon témoin que j’avais totalement oublié que ce jour fût celui du carnaval, jusqu’à tant que je rencontrai en mon chemin un bon prêtre, mon mien voisin et ami, qui me fit la charité de m’emmener chez lui à souper pour ne pas entretenir mon chagrin. » En entrant chez son ami, Chifflet voit la table mise,

Admire un si bel ordre et reconnaît l’église.

La rancœur de l’affront national troubla bien encore les débuts du repas, mais peu à peu l’émotion perdit de son acuité, si bien que, au dessert, devant le plat de beignets traditionnels et après ce bon repas pris avec un ami sûr, Chifflet confesse avoir ressenti un délicieux apaisement lui pénétrer le cœur, et que c’est avec de douces larmes aux yeux qu’il récita ses grâces. La confrérie de Saint-Vernier et l’abbé de Balerne ont donc élevé nos beignets à la hauteur de documents historiques.

Ils ont été, du reste, la joie et l’épreuve de mon enfance : de tradition nous dînions en famille, le mardi gras, chez ma grand'tante, une fière chanoiesse qui entendait que sa qualité s'affirmât en tout et qui aurait cru cette qualité atteinte si ses menus n'avaient été aussi choisis dans leur composition qu'exécutés dans la dernière perfection. Ces perfections-là n'étaient guère à ma portée, et je ne commençais sérieusement à dîner qu'à l'entremets, qui se composait invariablement d'une glace de chez Valluet, au Banquet des dieux, et d'une pyramide de beignets. Le soir, quand nous prenions congé, ma grand'tante me remettait un sac rempli des friandises du dessert, avec deux des plus beaux beignets. Or, le lendemain mercredi des Cendres, c'était le supplice : abstinence aussi rigoureuse que celle du vendredi saint, non seulement pas d'aliments gras, mais pas d'œufs, et des œufs entraient dans la composition des beignets, et ils étaient frits au saindoux. Tant que durait la journée, il fallait s'en tenir à des œillades à ce savoureux sac, car d'y toucher il y allait du salut de mon âme. Mais, le lendemain, le régal était proportionné à ce qu'avait été l'abstinence, et Dieu sait la vie ! comme dit La Fontaine.

Venons maintenant à la recette de cet entremets national. Il y a une contrefaçon à notre beignet traditionnel, c'est ce que j'appellerai le beignet feuilleté, par opposition au nôtre qui est à pâte brisée. Cette contrefaçon sera tout ce qu'on voudra, mais elle a un malheur, c'est, en outre de sa fadeur et de sa mollesse, de n'être pas le vrai beignet et de n'avoir rien de son irrésistible revenez-y qui fait qu'on ne saurait en manger raisonnablement.

Les éléments du beignet sont : une livre de farine, une demi-livre de sucre en poudre, trois œufs, blanc et jaune, une pincée de sel, l'écorce de deux citrons finement hachée, une cuillerée d’eau-de-vie, une de fleur d’oranger, une d’huile d’olive, deux cuillerées de crème. Le sucre dans la proportion d’une demi-livre est absolument indispensable pour faire ressortir le parfum des divers condiments, mais la difficulté, c’est qu’il ne rende la pâte collante et immannable ; on y remédiera en ne mélangeant d’abord à la farine que les autres condiments, n’y ajoutant le sucre que progressivement et par petites quantités. Manier vigoureusement la pâte pendant une bonne demi-heure, en s’interrompant de temps en temps pour la battre au rouleau. Dans le maniement, ne saupoudrer que le moins possible de farine, qu’on mélangera d’une proportion de sucre. Même précaution quand on étendra la pâte pour découper les beignets à la roulette. La pâte doit être étendue mince, afin que les beignets soient légers et cassants ; les frire au saindoux, qu’on obtiendra en faisant fondre de la panne, le saindoux du commerce est presque toujours de mauvaise qualité. Surveiller la friture pour qu’elle ne brûle pas, ce qui ne permettrait plus d’obtenir des beignets d’un beau blond. Au sortir de la friture, saupoudrer largement de sucre.

Nous ne voudrions pour rien au monde être soupçonnée de parti pris, mais il nous est de toute impossibilité de ne pas relever les énormités qui ont échappé à Marie de Saint-Juan dans la recette qu’elle donne de nos beignets : elle débute par indiquer comme base la quantité de deux kilos de farine, quatre livres, c’est-à-dire de quoi remplir de beignets une benne à charbon ; et puis, dans l’énumération des condiments, elle commet un oubli qui est de taille, elle ne dit pas un mot du sucre ! des beignets sans sucre, autant de la galette de juifs.


Les pets de nonnes. — Pour chanter à mes lectrices les mérites de ce croustillant entremets, je croirais devoir mettre une sourdine à ma lyre, si je n’avais passé l’âge des timidités, et si je ne tenais de si près au XVIIIe siècle. Mon enfance, en effet, et ma première jeunesse se sont écoulées auprès des survivants de ce siècle-là, des gens de la meilleure compagnie et qui ne croyaient manquer en rien au savoir-vivre en racontant quelques drôleries qu’ils agrémentaient souvent du mot propre, mais qu’ils savaient rendre acceptable à force d’esprit, de tact et de grâce.

Madame la maréchale de Luxembourg, qui était l'oracle du goût et de l'urbanité, à l'un de ses soupers où assistait l'abbé de Périgord, alors à ses débuts, ayant raconté une histoire un peu vive, l'abbé avait poussé une exclamation. La maréchale, le prenant à partie, lui dit : « Monsieur l'abbé de Périgord, pourquoi avez-vous fait ah ? — Madame la maréchale, je n’ai pas fait ah, j’ai fait oh ! » Il y avait, en effet, une différence entre ah ! qui n’indique que la surprise, et oh ! qui comporte un sourire, avec une nuance d’ironie qui voudrait qu’on la crût scandalisée. La dénomination de notre entremets a toujours fait dire oh ! sans qu’on ait pensé à le débaptiser, ni que sa fortune ait eu à en souffrir.

On ne contestera pas à cet entremets son origine bien comtoise, puisque c’est de l’abbaye royale de Baume-les-Dames qu’il a pris son envolée dans le monde, où il a eu une si durable répercussion que, au temps présent, il n’y a pas un livre de cuisine se respectant qui ne lui fasse écho.

Voici la recette : deux doigts d’eau dans une casserole; lorsque cette eau bout, y mettre une pincée de sel, un zeste de citron finement haché, un morceau de beurre frais et une cuillerée de sucre en poudre; dès que ce mélange tend à bouillir, y ajouter deux cuillerées de farine en remuant sur un feu vif jusqu’à ce que la pâte ait acquis une certaine consistance; y mettre alors deux œufs, en continuant de remuer et de battre la pâte pour la souffler. Quand on l’a obtenue assez consistante et bien lisse, on en forme de petites boules de la dimension d’une grosse reine-claude que l’on jette dans la friture après les avoir roulées légèrement dans la farine; au sortir de la friture, les saupoudrer de sucre. Il faut que les pets de nonnes soient délicats, de belle couleur blonde, surtout qu’on se garde de les faire secs12.

Au XVIIᵉ siècle, on se permettait d’étranges libertés de langage : la Varenne, donnant, dans son Cuisinier français, la recette des pets de nonnes, et, ne voulant pas subir l’appellation comtoise, la remplace en donnant à cet entremets comme marraines — et en les’appelant par leur nom le plus cru — celles qui, au siècle de Louis XIV, étaient désignées sous l’appellation de demoiselles du bel air.


Pain d’œufs au caramel. — L’abbaye de Château-Chalon s’est signalée, elle aussi, par la trouvaille d’un joli entremets qui a, sur celui de Baume, l’avantage de pouvoir figurer sur un menu sans donner à sourire, même à un colonel, c’est le pain d’œufs au caramel.

Pour un demi-litre de lait, prendre trois œufs, que l’on battra avec cent vingt-cinq grammes de sucre en poudre; faire bouillir le lait avec une demi-gousse de vanille, le retirer du feu, y verser les œufs et remuer avec la cuiller de bois pour bien mélanger. Faire, dans un moule uni, avec cent vingt-cinq grammes de sucre et un peu d’eau, un caramel; quand il est à point, tourner et retourner le moule afin que le caramel en masque toutes les parois. Le caramel refroidi, verser les œufs au lait dans le moule qu’on place, avec son couvercle, au bain-marie, surveillant et réglant le bouillonnement de façon à ce que l’eau ne pénètre pas dans le moule. Trois quarts d’heure doivent suffire à la cuisson, dont on pourra s’assurer, du reste, en constatant du doigt si le milieu du pain est suffisamment pris. Retirer du bain marie et laisser refroidir avant le démoulage.

Quelques amateurs ont voulu renchérir sur la recette de mesdames de Château-Chalon en substituant le chocolat au caramel; j’en ai essayé et je me garderai d’y revenir; le charme de cet entremets, c’est sa légèreté, que lui enlève le chocolat en le rendant pâteux et lourd.

Le beurre. — Marie de Saint-Juan pourrait appeler les Gloria Patri de ses psaumes ce refrain dont elle accompagne toutes ses recettes : « Plus on met de beurre, plus c'est bon. » D'abord cet axiome est par trop absolu; ensuite, pour que ce soit bon, il faut que le beurre soit parfait; or, le procédé de fabrication qu'elle préconise, c'est de prélever la crème sur le lait caillé. Là était le point faible de notre ancienne cuisine, qui n'employait qu'exceptionnellement du beurre obtenu de crème fraîche. Ce qui excuse Marie de Saint-Juan, c'est que, à l'époque où elle a consigné ses Secrets, seules nos montagnes avaient des vaches en nombre suffisant pour organiser des fruitières et se trouver en mesure de faire du beurre prélevé sur du lait frais. Dans ce que nous appelons le pays bas, qui commence aux environs de Besançon, aucun village n'avait de fruitière et chaque ferme utilisait le lait de ses vaches en le laissant cailler pour servir de pâture aux cochons, et c'est sur ce lait caillé qu'on prélevait la crème. On faisait de cette crème un beurre inférieur et qui n'avait rien de l'arome que donne la crème fraîche.

Depuis quelques années, grâce à l'initiative d'agronomes autorisés et qui n'ont pas craint d'assumer des risques, des associations se sont organisées dans les plaines du Doubs et même de la Haute-Saône, et elles ont créé des laiteries grâce auxquelles, dans toutes nos régions, on peut se procurer d’excellents beurres. Ces laiteries fabriquent, à l’aide d’instruments perfectionnés, d’écrémages instantanés, de lavages tels qu’ils ne laissent subsister aucun levain de fermentation. J’ai du beurre de la laiterie de Roche que je peux, en hiver, conserver trois semaines sans la moindre altération. Mais cette intégrité a sa contre-partie : Dumas, dans sa pièce de Francillon, met en scène une jeune fille qui donne à l’un de ses amis la recette d’une salade de légumes de son invention. « Il faut, dit-elle, que les légumes soient parfaitement froids. — Si on les mettait à la glace ? interroge l’ami. — Gardez-vous-en bien, ma salade ne veut pas être brusquée ! » Eh bien, il en est de même du beurre, il ne veut pas être brusqué. Cette fabrication instantanée, ces lavages si radicaux ne s’obtiennent pas sans sacrifier quelque chose, et ce quelque chose, c’est ce que chez nous, depuis des siècles, on qualifie de ce mot exquis : le goût de noisette. Je déjeunerais bien mieux qu’au Café anglais, avec des pommes de terre en robe de chambre, mais agrémentées de beurre que m’aurait fourni une proprette fermière de la moyenne montagne, du beurre fabriqué soigneusement à la batteuse ; il ne se conserverait certainement pas quinze jours dans son intégrité, mais ce beurre, crémant dans ma pomme de terre farineuse, exhalerait toutes les griséries des regains, en un mot le goût de noisette13.

Chapitre XVI

Le Vin

Le vin. — Je n’irai pas sur les brisées de mademoiselle de Saint-Juan qui, pour le service de leur table, indique à ses disciples cent douze crus, tous les vignobles de la terre habitable y passent. Je tiens, quant à moi, pour certain, que l’on peut, sans s’éloigner de chez nous, assortir des meilleurs vins un dîner honorable. N’oublions pas que la Franche-Comté était autrefois appelée, en raison de la qualité de ses vignobles, la petite Bourgogne, et, à mon avis, il n’y a pas un de ces vignobles qui, bien emplanté, ne puisse donner un excellent vin d’ordinaire, s’il est bien traité, et souvent des vins de bouteille de premier ordre. J’ai goûté, à Mouthier, chez mon vieil ami le capitaine de Vermondans, du vin de simple gamay, mais conduit à la méthode de Bourgogne, il valait le meilleur des Beaujolais. Nos vins des Trois-Chatés, quand ils sont de purs noirins et correctement confectionnés, n’ont certainement pas la force alcoolique et la richesse de bouquet, parfois excessive, des grands bourgognes ; mais quelle fraîcheur, quelle finesse discrète de bouquet, quelle miscoulance !

On m’a offert, de Poligny, du vin de 1870, toujours traité à la méthode bourguignonne, il a ses trente-sept ans accomplis, et c’est encore, pour être offert au rôti, l’équivalent des plus beaux vins des côtes du Rhône, avec la plénitude de ses qualités, un bouquet parfait et d’un rubis éblouissant. Car, il n’y a que les Suisses pour croire que la couleur peau d’oignon soit la marque des bons vins du Jura ; un vin n’est parfait qu’avec sa couleur, la nuance peau d’oignon n’est qu’une dégéné­rescence, et le vin qui en est atteint n’émoustille pas, il grise : c’est l’affaire des Suisses.

Après le potage, quel vin pourrait-on offrir qui fût comparable à notre Château-Chalon, avec sa couleur d’or vert et son adorable bouquet de noisette 14 ? Et nos vins mousseux, quand ils sont de grandes années et artistement conduits, ne peuvent-ils pas soutenir la comparaison avec le meilleur des champagnes ? Un de nos amis, dégustateur de premier ordre, nous a mis à même d’en juger : à l’un de ses dîners, chacun des convives avait deux flûtes, l’une pour un vin mousseux de choix du Jura, l’autre pour du Roederer. Nous avons dû procéder, sans être dans le secret, et après de longues comparaisons, il nous a fallu nous reconnaître dans l’impossibilité d’établir une différence appréciable : l’épreuve a recommencé quand l’amphitryon nous a désigné la provenance de chacune des flûtes ; nous avons cru alors percevoir, pour le Roederer et à l’arrière-palais, une nuance, mais si faible qu’elle nous avait échappé quand nous n’étions pas avertis.

Et quel vin de dessert pourra supporter la comparaison avec nos grands vins de paille, où l’on retrouve toute la finesse du pulsard et la richesse du savaguin ? Aussi, avec la longue habitude que j’ai de telles suavités, ai-je bien soin de me dérober quand, à certains dîners, on m’offre, sous le nom d’Alicante, Grenache, Malaga et autres crus de toutes les Espagnes, des vins qui ne sortent pas d'ailleurs que des officines de Cette, où ils sont fabriqués avec des raisins secs. En m'en tenant à un verre d'eau fraîche, je ne risque pas de compromettre mon dîner, ce que ne manqueraient pas de faire ces vins pâteux.

Je ne terminerai pas cet article sans avoir précisé ce que doit être l'emploi du vin dans la cuisine : autant je proscris l'utilisation des vins altérés, qui ne peuvent que compromettre ragoûts et sauces où ils sont employés, autant je trouve d'une absurde prodigalité de sacrifier de grands vins à leur confection, ces vins ne pouvant, à la cuisson, que perdre toute la distinction de leur bouquet. J'obtiens les meilleurs résultats avec du vin bon ordinaire, rouge ou blanc, mais d'âge à n'avoir plus l'ombre de verdeur. Quant aux restes de vins fins, ils peuvent être utilisés à la condition que, n'ayant pas la moindre altération, ils seront filtrés et mis en demi-bouteilles, bien bouchées et couchées.

Chapitre XVII

Le Savoir-Vivre à Table

Le savoir-vivre n’est autre chose qu’une sorte de vertu sociale et morale qui rend l’homme aimable aux autres, qui assure et embellit le commerce de la vie. À celui qui est doué de cette vertu, je me garderai bien de lui infliger l’appellation banale, qui seule a cours aujourd’hui, d’homme bien élevé. L’éducation pourra vous apprendre à sortir des incidents prévus de chaque jour; mais si vous n’êtes pas doué de tact, si vous n’êtes d’intelligence à vous assimiler la science du monde, comment vous tirerez-vous des mille surprises que réserve la vie quotidienne, et que l’éducation ne saurait prévoir ? Dirai-je davantage que mon homme d’élite est bien né? Mille fois non ! car, s’il est un terme que le temps de Pasteur a pour jamais aboli, c’est bien celui-là! et puis j’ai tant connu de gens bien nés qui ont si mal vécu ! Je m’en tiendrai donc à cette désignation d’homme qui sait vivre, d’homme de bonne compagnie15.

Le savoir-vivre à table a ses titres de noblesse : il a préoccupé le plus grand esprit du XVIᵉ siècle, celui qu’on appela le sage monarque de la littérature et de la science. Érasme, en effet, ne dédaigna pas d’écrire, pour un enfant de maison souveraine, un traité de civilité puérile, qui fut traduit par Louveau dans cette langue du XVIᵉ siècle, vive et familière, où éclatent à certains moments des accents qui ont je ne sais quoi de large avec un air de grandeur.

Dès sa première page il rend ce témoignage à notre urbanité : « Encore que la nation française ne cède à nulle autre, ains elle excède en toutes honnesteté, contenance, geste, mœurs, et, pour faire bref, en toutes manières de faire et dire, humaines et civiles, lesquelles elle semble avoir quasi de nature : tellement que les estrangiers, même les Italiens, deviennent lourds, grossiers, et se font moquer d’eux s’ils veulent ensuyvre leur grâce, tant bonne et tant ouverte, laquelle, sans en rien se contrefaire, montrent naïvement, courtoisement, libéralement les Françoys en tous leurs actes et leurs dicts. »

Et puis cette définition de la vraie noblesse, qui n’est pas servile, adressée à un prince royal : « Il faut réputer pour nobles tous ceux qui décorent leurs esprits par les études libéraux. Que les autres peignent en leurs écussons Lyons, Aigles, Taureaux et Léopards, ceux ont plus de vraye noblesse, qui, en lieu de tant de blasons et armoyries, peuvent autant peindre d’armes de noblesse qu’ils ont apprins d’arts libéraux. »

Quant aux recommandations qu’il fait à son pupille au sujet des mille détails qui relèvent de la table, on y retrouve l’homme qui était de bonne compagnie, pour son époque, mais qui ne se contraignait en rien sur cette veine grossière qui avait emprunté de la Renaissance latine une audace de plus. Aussi serait-il malaisé de le lire tout haut, même entre hommes, car entre femmes cela ne se pourrait. Essayons toutefois d’aborder, par des circonlocutions, l’un des cas embarrassants que se pose Érasme : il se demande ce que devrait faire son pupille s’il subissait, à table, l’une de ces obsessions à laquelle il serait de la dernière incongruité de céder, et voici le conseil qu'il lui donne : « Ce n'est point chose civile, en se voulant montrer gracieux, de s'engendrer une maladie; autrement, selon l'ancien proverbe, tu déguiseras le son en toussant. 16 »

Suivent une série de préceptes, quelques-uns avec des mots un peu crus, voici les principaux :

« Laisse, pour les délices d'aulcuns courtisans, la manière de rompre le pain du bout des doigts ; quant à toi, coupe-le gentiment avec ton couteau.

« Ronger les os appartient aux chiens, les nettoyer avec le couteau est chose civile.

« C'est chose honneste et bien saine de laver sa bouche, au matin, de belle eau pure et nette ; de ce faire avec son urine appartient aux Espaignols.

« Si quelque chose est resté entre tes dents, il ne faut le tirer avec le couteau.

« Il est aussi incivile de lescher ses doigts ou de les torcher à sa robe. »

Érasme a été ardemment attaqué, par les protestants, parce qu'il n'avait pas embrassé la Réforme, et par les catholiques, parce que, à certains moments, mis en demeure de paraître croire plus qu'il ne croyait, il s'était réservé. Toutefois son livre de civilité se termine sur des conseils de direction religieuse à son pupille : il y a là, sur l'adoration que l'on doit à Jésus-Christ et le culte que l'on doit à la sainte Vierge, des méditations d'une foi et d'une tendresse qui en font une prière; le réseau de sa dialectique se détend et l'on aperçoit le cœur de celui qui écrit; c'est ainsi que son ciel un peu surbaissé s'ent'ouvre et laisse passer un rayon.

Après Érasme nous avons eu, au XVIIe siècle, Antoine Courtin, avec son Nouveau traité de la civilité qui se pratique parmi les honnêtes gens. Ceux que nous désignons par ce titre de gens de bonne compagnie, le XVIIe siècle les appelait les honnêtes gens, ce qui était loin de signifier la chose toute simple et toute grave que le mot exprime aujourd'hui. L'honnête homme, alors, c'était l'homme comme il faut, celui qui non seulement savait les agréments et les bienséances, mais qui avait aussi un fond de mérite sérieux; quant à la grosse probité toute pure, il lui arrivait de s'en affranchir sans se disqualifier. Nous verrons, en effet, Saint-Simon accorder ce titre à un gentilhomme doué du plus bel air et de tous les agréments, mais qui était notoirement entretenu par de belles dames et qui trichait au jeu.

Le galant homme était une variété qui comportait plus de brillant, plus d’enjouement, c’était l’honnête homme dans sa fleur. « On n’est jamais tout à fait galant homme, disait-on alors, que les dames ne s’en soient mêlées

Nous ne trouvons pas un progrès sensible d’Érasme à Courtin, si ce n’est que la veine grossière s’est atténuée, et il a fallu près d’un siècle pour réformer, dans une mesure, ce vice du goût; il faudra que madame de Rambouillet et sa fille viennent morigéner la cour; que des professeurs de bon ton et de politesse, tels que mademoiselle de Scudéry ou le chevalier de Méré, s’appliquent pendant des années à prêcher le décorum; mais nous allons voir qu’il se trouvait encore bien des retours de grossièreté au travers de leur raffinement.

Ainsi Courtin recommande-t-il à son maître de maison, comme la quintessence de la politesse, d’essuyer la cuiller avec laquelle il a mangé son potage avant de s’en servir, pour offrir du ragoût à ses invités, « y ayant, dit-il, des gens si délicats qu’ils ne voudraient pas manger du ragoût où vous auriez mis votre cuiller après l’avoir portée à votre bouche. » Saint-Simon nous apprend que, un peu plus tard, M. de Montausier, gendre de madame de Rambouillet, « qui, vivant avec une grande splendeur, était redoutable à sa table, où il avait été l’inventeur des grandes cuillers et des grandes fourchettes à servir, qu’il mit à la mode et en usage. »

Et que dire des facéties que se permettait Louis XIV, le plus honnête homme de son royaume ? C'est encore Saint-Simon qui parle: « La marquise de Thianges, sœur de madame de Montespan, qui était de toutes les parties du roi, était fort propre pour son manger. Le roi prenait plaisir à lui faire mettre des cheveux dans du beurre et dans des tourtes, et à lui faire d'autres vilenies pareilles. Elle se mettait à crier, à vomir, et lui à rire de tout son cœur. Madame de Thianges voulait s'en aller, chantant pouille au roi, même sans mesure, et, quelquefois, à travers la table, faisait mine de lui jeter ses saletés au nez. »

Et cet autre trait que relate, dans ses Mémoires, le duc de Luynes: « Madame la Duchesse (Conti douairière) me contait à Marly, il y a quelques jours, que, dans les soupers du feu roi avec les princesses et des dames à Marly, il arrivait quelquefois que le roi, qui était fort adroit, se divertissait à jeter des boules de pain aux dames et permettait qu'elles lui en jetassent toutes; et non seulement des boules, mais on se jetait des pommes, des oranges. On prétend que mademoiselle de Viautais, fille d'honneur de madame la princesse de Conti, fille du roi, à qui le roi avait fait un peu de mal en lui jetant une boule, lui jeta une salade tout assaisonnée. » De pareilles débauches, au sortir des majestueuses symétries de Versailles, attestent les mœurs d’alentour. C’est sur tous ces points que notre siècle, notre société choisie, moins raffinée, se rachète pourtant et retrouve ses avantages.

Après Courtin est venu le P. Jean-Baptiste de la Salle, avec sa Règle de la bienséance et de la civilité chrétienne (1711); ils ne font guère, l’un et l’autre, qu’amplifier, en évitant les gros mots, les recommandations d’Érasme. Mais le réel intérêt de leur œuvre, c’est de nous rappeler des usages disparus. Ainsi, aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, on dînait, à la cour comme à la ville, le chapeau sur la tête. En entrant chez votre hôte, vous vous découvriez et, en passant à la salle à manger, il vous invitait à vous couvrir. Molière nous a conservé la formule: «Mettez donc dessus, s’il vous plaît.» L’abbé Le Dieu, ancien secrétaire de Bossuet, étant allé visiter Fénelon à Cambrai, fut invité à dîner par le prélat. «M. l’Archevêque, dit-il, prit la peine de me servir de sa main de tout ce qu’il y avait de plus délicat sur sa table; je le remerciai chaque fois en grand respect, le chapeau à la main, et, chaque fois aussi, il ne manqua jamais de m’ôter son chapeau et il me fit l’honneur de boire à ma santé.» Voilà encore un usage, boire à la santé de son invité, sur lequel insiste le P. de la Salle, et qui, dans la vie privée, aussi bien que l’usage du chapeau à table, a disparu insensiblement; on les retrouve encore à la fin de la Régence, mais à quelle date en perd-on la trace, personne n’a pensé à le consigner. Pour l’un de ces usages, toutefois, on pourrait recourir à Aristote et à son fameux chapitre sur les chapeaux17.

Nous trouvons, pour la première fois, consignée chez le P. de la Salle, l’inexplicable proscription dont l’usage a frappé ces mots, qui avaient leur noblesse chevaleresque, sa dame et sa demoiselle. En donnant la formule des santés à porter, si celui à qui on s’adresse n’est pas titré et que l’on soit avec lui en intimité, il prescrit de dire : — Je bois à Monsieur un tel, à sa femme et à sa fille, et non pas à sa dame et à sa demoiselle, ces termes étant surannés. — Un de mes amis, écrivain de mérite distingué, ne manquait jamais de dire sa dame et sa demoiselle. J’ai eu toutes les peines du monde à lui faire comprendre que ces belles expressions, qui tenaient à cœur aux chevaliers, avaient été marquées de ridicule par l’usage, qui s’est passé bien d’autres caprices, au sujet desquels il n’a pas cru avoir de comptes à rendre.

Constatons encore, puisque nous parlons de l’usage — et bien que ça ne rentre pas rigoureusement dans mon sujet — constatons l’une de ses fantaisies qui semble une dernière répercussion de la nuit du 10 août : il est accepté, aujourd’hui, que dans la conversation avec quelqu’un de titré, on ne lui donne plus son titre ; cet usage est abandonné aux gens de service. On fait toutefois une exception pour le titre de prince : on dira donc, à celui qui le porte, mon prince, et à sa femme, princesse. J’ai cherché, sans avoir pu la découvrir, la raison de ce possessif : mon prince.

Dans une lettre, l’usage maintient l’obligation de donner le titre, tant sur l’adresse qu’au début de la lettre : mais, dans le corps de la lettre et dans la salutation, on se contentera de dire Monsieur ou Madame.

Le P. de la Salle a un curieux paragraphe sur ce qui était, de son temps, les morceaux de choix. — La poitrine du chapon, nous dit-il, et de la poule passe pour le meilleur endroit ; on estime les cuisses meilleures que les ailes ; les cuisses aussi valent mieux dans les oiseaux qui volent en l’air. Ce qu’on estime le plus, dans les poissons d’eau douce, c’est la tête et le morceau qui avoisine les ouïes. — Si le P. de la Salle se retrouvait de ce monde, il ne rencontrerait plus guère de voisins de table pour lui disputer ses morceaux de choix.

Quant à l’emploi de la serviette, Érasme prescrit de la tenir pliée sur le bras gauche ; Courtin et le P. de la Salle veulent que, en la dépliant, on l'étende bien sur ses habits qui doivent être couverts jusqu'à la poitrine. Mais, pour la seconde moitié du XVIIIe siècle, nous avons un document, c'est, au Louvre, la Halte pendant la chasse, de Carle Vanloo, où belles dames et beaux messieurs, assis dans la forêt, et au moment d'attaquer le plus appétissant des en-cas, ont leur serviette, pas autrement que nous, simplement étalée et non dépliée sur leurs genoux.

Quelles conclusions tirerons-nous, pour le temps présent, de ce long exposé ? Nous nous en tiendrons résolument à ces dons qu'Érasme reconnaît à notre race, qui excède en toute honnêteté, contenance, gestes et mœurs, nous attachant à continuer ces traditions de grâce tant bonne et tant ouverte que montrent courtoisement les Françoys en tous leurs actes et leurs dicts.

Il faut toutefois distinguer, entre les principes qui règlent la civilité à table, ceux qui sont de vraie tradition française et qui obligent, de ceux qu'impose la mode souvent aussi injustifiée que tyrannique, et dont il est permis de prendre et de laisser.

Nous avons vu que, depuis le milieu du XVIIIe siècle, la serviette ne devait être qu'étalée sur les genoux, elle n'est du reste plus guère utilisable, aujourd'hui, que pour les messieurs à moustaches, car, pour nous autres dames, nous mangeons assez correctement pour n'avoir à nous en servir ni pour nos lèvres ni pour nos doigts.

En ce qui concerne le potage, ce n’est que dans l’intimité que la soupière est mise sur la table; dans tout dîner prié, il est servi assez attiédi pour que rien n'oblige à souffler dessus, ou à le fouetter avec sa cuiller pour le refroidir. L'usage veut aussi qu’on ne soulève pas son assiette, à peine est-il admis de l’incliner pour y puiser la dernière cuillerée. Je ne discute pas, j’expose.

Quant au pain, c’était autrefois, nous l'avons vu, une incongruité que de le rompre; la mode, comme Sganarelle, a changé tout cela, elle a mis à droite ce qui était à gauche, et c'est aujourd'hui une incorrection que de couper son pain et de ne pas le rompre. J'ai la faiblesse de m'être soumise à cette manie, contre laquelle certains de mes amis, hommes du monde accomplis, se sont rebiffés; ils prétendent que, n’ayant pas, comme ces dames, de belles mains à mettre en valeur, ils se refusent à émietter leur pain et continuent à le couper gentiment avec le couteau, comme dit Érasme.

Il y a une règle avec laquelle il n’est pas permis de transiger, c’est de se garder les mains nettes et de ne rien toucher de ce qui peut les graisser ou les poisser; on devra rigoureusement ne se servir que de sa fourchette et de son couteau au cours du repas et de ses services d'entremets au dessert. Nos anciens proscrivaient de manger de la main gauche ; je me permets de n'être pas de leur avis ; à moins de hacher, comme en pension, sa viande avant d'y toucher, on devra la couper en tenant sa fourchette de la main gauche ; puis, pour la porter à ses lèvres, il faudra la passer à sa main droite en lâchant son couteau, et recommencer sans cesse cette navette. N'est-il pas plus simple de n'employer la main droite qu'à couper, et de manger, la fourchette dans la main gauche ?

Le maniement du couteau est une grosse affaire ; l'usage, qui est pleinement justifié, veut que, à aucun titre et sous aucun prétexte, on ne le porte à la bouche, car il n'est pas passé à l'eau chaude. Même pour les huîtres, s'il n'y a pas de fourchettes ad hoc, il faut, avec le couteau, détacher l'huître qu'on piquera ensuite avec la fourchette ; c'est compliqué, et j'avoue que, dans le tête-à-tête, je n'y mets pas tant de façons ; mais, dans tous les cas, le couteau, qui a servi aux huîtres, comme la fourchette, avec laquelle on a mangé du poisson, doivent être laissés sur l'assiette pour être remplacés. Dans les maisons sur un grand pied, ce qui n'est pas mon cas, on change les couteaux et les fourchettes à chaque nouveau plat.

Nous avons insisté sur les mains nettes : c'est dire qu'on ne saurait, sans manquer de délicatesse, saucer son pain avec ses doigts; on ne doit y employer que la fourchette. J'ai vu de très honnêtes gens (vieux style) prendre de la mie de pain avec leur fourchette, en éponger la sauce de leur assiette, sucer cette éponge et recommencer jusqu'à dessèchement de l'assiette. Ils m’auraient moins répugné s'ils s'étaient curé les dents avec leur couteau. Certaines gens autorisés admettent que l'on peut manger de la friture avec ses doigts; je l'admettrais peut-être pour des goujons et encore, si secs qu’ils soient, les doigts n'en resteront pas moins gras et, si la main qui a touché ces goujons se donne à baiser, elle risquera de sentir l'huile.

Je ne crois pas qu'il y ait des mets qui aient comporté plus de complications que l'œuf à la coque, et certains délicats prétendent juger un homme du monde sur la façon dont il s’en tire avec son œuf. Inutile de dire qu’on ne doit se servir de son couteau ni pour attaquer la coquille ni pour brouiller l'œuf. La petite cuiller, qu’on sert avec les œufs, me semble parfaitement incommode; j'ai recours à ma fourchette, qui découronne la coquille bien mieux que la petite cuiller et qui, grâce à ses dents, dilue parfaitement le jaune. Quelles complications que la taille des mouillettes pour que, en trempant, elles ne fassent pas déborder et embarbouiller la coquille et le coquetier d'affreuses traînées jaunes. Je coupe court à ces difficultés en buvant mon œuf par petites gorgées, avec, à chacune, un morceau de pain, ce qui laisse mon œuf, mon coquetier et mon corsage entièrement immaculés.

Il y a un révoltant usage, qui est, à peu de chose près, l'équivalent du vomitoire romain et un outrage à la délicatesse française : c'est le rince-bouche. Peut-on imaginer quelque chose qui trouble, d'une façon plus répugnante, la fin d'un repas qu'un pareil et aussi malpropre gargouillis ? Quand on m'apporte une de ces cuvettes, pour ne pas me singulariser, je trempe dans le verre le bout de mes doigts, et tous mes efforts tendent à ne voir ni entendre ce qui se fait autour de moi. Jamais ne sont entrés ni chez les miens ni chez moi pareilles horreurs.

Je ne saurais dire, en terminant, combien je regrette que la misère des temps nous ait fait perdre cette vénérable habitude du benedicite et des grâces, que je ne retrouve plus que quand j'ai mon curé à dîner ; rien n'ouvrait ni ne finissait mieux ni plus dignement un repas.

Chapitre XVIII

De quelques classiques de la table

L'art culinaire qui, au XVIIIᵉ siècle, avait atteint sa perfection, n’a pas été heureux au point de vue théorique ; j’estime qu’il en est encore à attendre un critique digne de lui, et cette conviction n’a été qu’affermie par la lecture de deux gros volumes écrits sous ce titre : Les classiques de la table. Un vrai classique est un auteur qui a su rendre sa pensée sous une forme n’importe laquelle, mais large et grande, saine et belle en soi ; qui a parlé à tous dans un style à lui et qui se trouve aussi celui de tout le monde, nouveau sans néologisme et contemporain de tous les âges. Nous allons examiner dans quelle mesure justifient ce titre de classiques de la table ceux à qui il a été décerné.

Dans l’étude que je poursuivais sur la littérature culinaire, il m’a fallu débuter par l’œuvre de celui qui était tenu, en pareille matière, pour le maître incontesté : je veux dire la Physiologie du goût de Brillat-Savarin.

Je me rappelais que ma grand’mère avait, pour cette Physiologie, un faible que son respect des convenances n’arrivait pas à réfréner. Je me suis donc attelée à la lecture de ce classique : ma première impression a été la surprise mélangée, à certains passages, de haut-le-cœur ; puis enfin j’ai été terrassée par l'ennui. Comment est-il possible, me disais-je, qu’une femme telle que ma grand’mère, qui représentait si bien le goût de l’ancienne société, n’ait pas été rebutée par de tels amphigouris, par l’intrépide fatuité d’un si pauvre style, par l’infatigable et si fatigant étalage d’une science de manuel, d’une psychologie de table d’hôte, et par l’habituel cynisme de l’œuvre ? J’ai vu très clairement dans ce phénomène ce que l’histoire des salons m’avait souvent indiqué, c’est qu’il fallait se garder de confondre le goût social et le goût littéraire, car, en matière de littérature, les gens d’esprit en restent, le plus souvent, aux formes convenues de leur jeunesse, et aux lieux communs de leur éducation première. Un certain mauvais goût littéraire est donc très compatible avec le goût social le plus délicat.

Ma grand’mère, du reste, n’a pas été la seule à donner dans cette erreur : Hoffmann qui, sous la Restauration, fut l’émule en critique de Dussault et Feletz, Hoffmann a dit de Brillat-Savarin :

« L’auteur de ce livre divin est physiologiste, chimiste, astronome, archéologue, littérateur, et il applique toutes ces connaissances à l'art de manger. Il y a porté le flambeau du génie. »

Voilà ce qui peut s'appeler ne pas s'arrêter à mi-chemin. Un esprit d'une tout autre envergure, mais qui mesure l'énormité de ses lacunes à la grandeur de ses dons, Honoré de Balzac, a trouvé le moyen de renchérir sur Hoffmann.

« Depuis le XVIIᵉ siècle, écrit-il, si l'on en excepte La Bruyère et La Rochefoucauld, aucun prosateur n'a su donner à la phrase française un relief aussi vigoureux. »

Ainsi la Physiologie du goût est reconnue l'emporter sur les Pensées de Pascal, les Oraisons funèbres de Bossuet et les Mémoires de Saint-Simon.

Enfin, M. Brillat-Savarin lui-même n'hésite pas à se faire ample justice. La langue française lui semblant très pauvre, il recourt à des mots de son invention.

« Je m'attends bien que les sévères vont crier à Bossuet, à Fénelon, à Racine, à Pascal, et autres du siècle de Louis XIV. A quoi je réponds, posément, que je suis loin de disconvenir du mérite de ces auteurs, mais que suit-il de là? Rien, si ce n'est que, ayant bien fait avec un instrument ingrat, ils auraient incomparablement mieux fait avec un instrument supérieur. »

Le génie qu'est notre physiologiste veut bien condescendre à ne pas disconvenir du mérite de nos grands prosateurs, mais que n’auraient-ils pas obtenu avec l’instrument supérieur tel que l’ont fait les néologismes fabriqués par M. Brillat ! Voici quelques-uns de ces néologismes que j’ai notés au passage : Conviviat et Convivialité pour désigner l’état de convive et le goût d’avoir table ouverte ; — Garulité ; le contexte, tourné et retourné, n’a pas pu me faire découvrir un sens à cette trouvaille ; — de même pour Fissipède ; — de même pour comesation, intussception, néritisée (la langue néritisée par la soif) ; — infocation des faisans, je suppose que c’est pour fumet ; — tripudier, connais pas ! Quand nous avalions de l’eau, nous croyions faire de la déglutition, M. Brillat nous apprend que c’est de l’impoitation. J’en passe et des meilleurs, pour en venir à quelques citations qui préciseront le relief qu’a su rendre le Physiologiste à cet instrument ingrat qu’était la prose du xviie siècle. Dans ses Aphorismes qui servent de portique à son œuvre, et que l’on déclare être la fleur de son panier, je lis :

« Un dîner sans fromage est une belle à qui il manque un œil.

« La prose de Buffon est d’une harmonie enthousiaste. »

Ayant à dire que la fécule conserve la faculté d’engraisser, même quand elle est diluée par la boisson, il dira :

« La fécule n'est pas moins incrassante quand elle est charroyée par la boisson. »

Et cet hymne aux dindes truffées :

« Des dindes truffées !!! Astres bénins, dont l'apparition fait scintiller, radier et tripudier les gourmands de toutes les catégories ! »

Des dindes qui sont des astres, et ces astres qui font tripudier les gourmands...., ce n'est, ici, ni du La Bruyère ni du La Rochefoucauld, c'est du pur Mascarille.

Dans ce fatras il y a quelques historiettes, telles que celles de la poularde et de l'omelette au thon, qui sont assez lestement troussées; mais que c'est loin de racheter l'habituel grossièreté qui souille un si grand nombre de pages ! Brillat-Savarin, qui a fini à la Cour de cassation — elle se recrutait déjà dans ce temps-là comme elle pouvait — avait débuté, aux derniers jours du XVIIIᵉ siècle, dans le monde de l'île Saint-Louis, dans ce monde secondaire de robins et de procureurs, qui avait une préciosité vulgaire et une galanterie qui ne se contraignait pas. Brillat restera marqué de cette première impression et si ineffaçablement que son livre, qu'il écrivit dans sa vieillesse, accuse à chacune de ses méditations (car tout cela est modestement intitulé Méditations transcendantes), accuse comme une sorte de fringale d'obscénité. Qu'il disserte d'un sixième sens de son invention qu'il appelle génésique; de la vertu érotique des truffes; des rêves voluptueux; d'un plat d'anguille pimentée; qu'il rencontre un prêtre ou une religieuse, à tous propos et hors de propos, on voit revenir les mêmes intentions dépravées, dont pas une de ces transcendances ne serait possible à reproduire dans le scandale du texte, et qui, à la longue, amènent la lectrice, qui veut être respectée, à faire non pas: Oh ! mais à jeter le livre d'un geste écœuré et en faisant: Pouah !

Nous pourrions conclure en rappelant les arrêts définitifs rendus, contre cette œuvre et cet homme, par Sainte-Beuve, le marquis de Cussy, Ch. Monselet; mais la Physiologie exerce contre l'une et l'autre une telle justice que ce serait l'affaiblir que d'y vouloir rien ajouter.


Grimod de la Reynière. — Après avoir si longuement pratiqué Brillat-Savarin, j'avais droit à une compensation et j'espérais la trouver en Grimod de la Reynière: fils et petit-fils de fermiers généraux; neveu, par sa mère qui était de grande famille, de M. de Malesherbes; c'était un tout autre milieu que celui d'où avait émergé la Physiologie18. Et puis Sainte-Beuve ne l'avait-il pas célébré dans une de ses Causeries: il nous avait montré ce fermier général avec son habit brodé d'or, son ventre majestueux, organisant, dans son magnifique hôtel du coin des Champs-Élysées, ces fameux soupers de 1783 qui réunissaient, avec les Trudaine, André Chénier, Fontanes et le délicat platonicien Joubert. Or, malheureusement rien de cela ne tient debout: Sainte-Beuve, quand il était las du sérieux, qu'il relevait de quelque gros ou grand article, se détendait volontiers à faire l'école buissonnière avec des bohèmes tels que Champfleury et Monselet. C’est ce dernier qui lui a fourni ses données sur Grimod. D'abord ledit Grimod n’a jamais été fermier général; son père étant mort au début de la Terreur, et juste à temps pour mourir dans son lit, n’avait pu lui transmettre aucune survivance. Venu au monde avec, au bout des bras, des sortes de moignons ressemblant à des pattes d’oie, l’esprit aussi mal conformé que les mains, en révolte contre tout ce qui était les traditions de sa famille, il essaya de tous les métiers sans réussir dans aucun. Avocat, il se fit rayer du tableau pour une phrase atteignant la dignité de l’ordre et qui lui aurait valu une poursuite criminelle s’il n’y avait été soustrait par une lettre de cachet et par deux années d’internement. Critique dramatique, il méconnait le don génial d’un Talma, et, critique littéraire, il reproche à Chateaubriand son galimatias inintelligible.

Quant à ces fameux soupers, il n’y en eut jamais qu’un seul : ce fut une énorme et scandaleuse bouffonnerie : une convocation de l’amphytrion à son propre enterrement, qui se transforma, pour les invités, en une ripaille de quatorze services, aggravée de scandaleuses extravagances. Les soupers philosophiques et littéraires furent, en réalité, des déjeuners où, après avoir fait face à un menu de Gargantua, on était tenu, sous peine d’amende, d’absorber dix-sept tasses de café. Il n’en fallait pas moins pour se tenir éveillé pendant la séance littéraire qui suivait et où le moindre écrivailleur, étant autorisé à donner lecture de ses élucubrations, se payait parfois son cachet en emportant l’argenterie, qu’on dut remplacer prudemment par de la composition. Ces singulières agapes avaient trouvé, dans Rétif de la Bretonne, un historiographe, et, dans ce corsaire de Mercier, un président dignes d’elles. Est-il besoin maintenant de démontrer l'impossibilité que se soient fourvoyés en un pareil milieu des hommes tels qu'André Chénier, les Trudaine et le philosophe Joubert, qui formaient un groupe respectueux de leur talent et de leur vocation pour une noble œuvre commune ? On a conservé les noms de tous les convives de ces déjeuners ; ni les Trudaine ni Joubert n'y figurent ; il y a bien un Chénier, mais c'est Marie-Joseph, et l'on sait quel abîme séparait les deux frères.

Lorsque ces déjeuners se furent un peu assagis, par l'intervention du marquis de Cussy, ils se constituèrent un jury dégustateur appelé à contrôler les denrées du marché parisien ; mais il fallait aux décisions de ce jury un organe officiel ; de là l'idée venue à Grimod de fonder l'Almanach des gourmands, dont le premier volume parut en 1803.

L'Almanach se compose de deux parties : la première est consacrée à un calendrier où sont indiqués, pour chaque mois, les produits pouvant constituer les menus les plus succulents ; la seconde est ce qu'il appelle l'Itinéraire nutritif, promenade à travers Paris, où l'auteur nous signale les maisons d'approvisionnement et les restaurateurs les plus recommandables. Il apporte à son œuvre, avec les saillies d'un esprit un peu gros, une langue qu'aucun sentiment de respect ne pouvait contenir, et un caractère bourru, frondeur, exerçant avec emportement les justices de la fonction qu'il s'était donnée et qu'il définissait lui-même le grand inquisiteur de la gueule.

De son esprit, nous donnerons une idée par quelques citations : parlant de madame de la Reynière, il dira :

— « Ma mère, issue de grande maison, en prenant le nom de son mari, n'a songé qu'à pleurer le sien. »

Il se montre encore moins respectueux envers son père ; étant avocat, logé dans l'hôtel paternel, quand on lui demandait M. de la Reynière, il répondait :

— « Lequel ? M. de la Reynière sangsue du peuple, ou M. de la Reynière défenseur de la veuve et de l'orphelin ? »

À propos de la superstition du nombre treize à table, il dit :

— « Ce nombre treize n'est à redouter qu'autant qu'il n'y aurait à manger que pour douze. »

Je le soupçonne d'avoir été plus gros que délicat mangeur; n'en donne-t-il pas la preuve dans cette boutade, qui est si peu dans la tradition du XVIIIe siècle :

— « Tous les vrais gourmands sont d'accord que les femmes, petites mangeuses et qui trouvent le temps long à table, parce que c'est le lieu où l'on s'occupe le moins d'elles, doivent être bannies de tout repas savant et solide. » D'abord, nous ne sommes pas toutes, il s'en faut, de petites bouches ; ensuite, nous pouvons être une gêne pour ceux qui, dans un repas, n’apprécient que le côté solide ; mais si nous avons, comme voisins de table, des hommes de goût, sachant allier à l’appréciation de la bonne chère celle du charme féminin, j’estime qu’ils ne seront pas de l’avis du sieur Grimod.

Si bourru qu’il veuille se faire accroire, il ne reculait pas devant les plus audacieuses réclames : dans son premier volume, il vante une merveilleuse recette de salmis de bécasses qu’il dit tenir du prieur d’une abbaye de Bernardins, recette qu’il s’est engagé à ne pas divulguer ; mais pour son prochain Almanach, il espère se faire relever de cet engagement ; ce prochain Almanach renvoyait encore à un suivant, ce qui ne contribuait pas peu à la vente ; enfin, après quatre remises, il fallut s’exécuter et la mirifique recette du Bernardin se trouva être une pauvreté pitoyable. C’est assez dire que je me suis gardé de sacrifier une bécasse à essayer d’une pareille galimafrée. L’exposé de cette recette, Grimod le termine par cette éjaculation :

« — A une pareille sauce, on mangerait son propre père ! »

Et ce n’est pas peu dire, étant donnés ses sentiments filiaux ; quant à moi, j’estime que, à cette sauce, le plus abominable des gendres ne mangerait pas sa belle-mère.

Dans son Itinéraire nutritif, il a largement contribué à la fortune de maisons qui lui exprimaient leur reconnaissance par des hommages qui faisaient les délices du jury dégustateur et du directeur de l'Almanach. Malheureusement pour lui, il ne s'en tint pas à des recommandations; il joua, je l'ai dit, au justicier, et voici, entre cent autres de ses exécutions, celle qu'il se permit contre une dame Fontaine, la plus importante marchande d'oranges de la Halle :

« Ce n'est pas parce que madame veuve Fontaine est une méchante femme, dont le premier mari est mort de chagrin et dont le second s'est pendu de désespoir, que nous la signalons ici comme un écueil, mais bien parce que l'astuce et le dol paraissent être son élément. Au reste, son fils et sa bru marchent en tout sur ses traces. Il est fâcheux que leur boutique, qui est pendant six mois le jardin des Hespérides, soit pendant l'année une véritable spelunca latronum, experito crede Roberto (caverne de voleurs, croyez-en l'expérience de Robert). »

Et il ne s'en tenait pas là; si, dans une de ses tournées de campagne, il arrivait à l'heure du dîner chez un châtelain, qui commettait le crime de ne pas l'inviter, le malheureux était brutalement dénoncé dans le prochain Almanach et désigné avec des précisions telles que personne ne pouvait s'y tromper. Je me demande ce qu'un simple goujat eût pu faire de pire.

Mais tout le monde ne fut pas aussi endurant que le châtelain et madame Fontaine : plusieurs de ceux qu’il avait cruellement pris à partie se réunirent pour lui intenter une série d’actions en diffamation sous le poids desquelles l’Almanach des gourmands s’effondra. Les dernières années, du reste, ne pouvaient être que fatalement les redites des premières, qu’il ne parvenait pas à varier et qui n’avaient plus d’intérêt que pour ses patronnés ou ses victimes.

On chercherait inutilement, dans les huit volumes qu’il a laissés, une vue d’ensemble sur la cuisine française, une tendance à la suivre dans son développement et ses progrès, à s’en faire comme un exemplaire d’après les maîtres qu’il a vus à l’œuvre et ceux qui étaient le plus en honneur et en crédit; enfin à la suivre, cette cuisine, dans ses déviations et ses défaillances. Son œuvre n’a donné que ce qu’annonçait son titre : un Almanach.


M. le marquis de Cussy.L’art culinaire. — Le marquis de Cussy était, comme la Reynière, d’origine aristocratique, mais il en avait, autrement que lui, conservé la marque et les traditions. Il semblait incarner ce goût, cette urbanité qui sont un don, une sorte de sens que la pratique aiguise et qui s’est allié quelquefois à une certaine corruption morale, qui semblait en affiner quelques parties rares ; qu'on se rappelle le prince de Talleyrand. M. de Cussy appartenait à cette école épicurienne et sceptique, inaugurée par Saint-Évremond et Ninon de Lenclos, qui était alors une audace, pour devenir presque un lieu commun de nos jours : elle professait, cette école, qu'il n'y a au monde qu'une seule morale et qu'une seule vertu, qui les comprend toutes, la probité, et que, même pour les femmes, à plus forte raison pour les hommes, cette probité est compatible avec l'infraction de ce qu'on est convenu d'appeler la vertu. Nous verrons dans la suite à quel monstrueux égoïsme cette singulière vertu a conduit M. de Cussy19.

Originaire de Normandie, la Révolution l'avait trouvé officier au régiment de Royal-infanterie. Il échappa aux proscriptions de la Terreur, se rallia ardemment à l'Empire qui, après l'avoir chargé d'importantes missions, le récompensa par la croix de la Légion d'honneur et par le titre de baron ; or, il était marquis, mais une baronnie impériale avait alors une autre valeur qu'un marquisat héréditaire.

Une bizarrerie, qui n'est pas sans précédent, voulut que cet homme, de si bonne compagnie, eût eu un goût irrésistible pour la mauvaise, et que, d’une irréprochable correction, il ne reculàt pas devant une étroite intimité avec ce bourru de Grimod de la Reynière; c’est ainsi encore qu’il consentit à être des déjeuners philosophiques, lorsqu’il eut obtenu que la composition en fût un peu moins faisandée.

M. de Cussy, en un mot, était de mérite distingué, comme on disait au XVIIᵉ siècle, et non pas distingué tout court, comme on dit aujourd’hui, où tout le monde est distingué, comme tout le monde est officier d’académie; et ce mérite le fit désigner par l’Empereur pour les fonctions de préfet du palais. Au nombre des traditions d’ancien régime qu’il représentait si élégamment dans ce milieu un peu mélangé des Tuileries, il en était une où il était passé maître, c’est le goût le plus éclairé de la bonne chère. C’est par là qu’il nous appartient et qu’il a pris rang parmi les classiques, et il ne lui en a pas coûté cher, car son bagage culinaire est des plus légers. Il a écrit en effet un petit fascicule intitulé l’Art culinaire, qui n’est autre chose que des considérations et des souvenirs sans précision ni méthode; il dit lui-même: « Je ne traite rien à fond, je ne fais que jeter des notes rapides. » Le principal intérêt de son petit traité, c’est ce qu’il raconte de Carême, qu’il a vu à l’œuvre pendant toute sa carrière, et qu’il proclame le plus grand des cuisiniers français. Il nous dira :

« Carême mangeait très peu, il ne buvait que quelques gorgées de champagne. Quant à Brillat-Savarin, il mangeait copieusement et mal, il choisissait peu, causait lourdement, sans vivacité dans le regard, et était absorbé à la fin du repas. »

Et c’est Brillat-Savarin qui a proclamé que l’homme d’esprit seul sait manger !

Notre auteur qui, outre Carême, avait pratiqué tous les grands cuisiniers, et qui nous a conservé les noms des Réchaud, des Morillon, des Roguet, des Laguipierre, finira par reconnaître ce que les femmes apportent à la cuisine de rares vocations, d’ingénieuse délicatesse, et il dira :

« Gourmands qui me lisez, contentez-vous de votre cuisinière, mais instruisez-la. »

Un tel aveu, et d’un tel maître, est de nature à

Chatouiller de nos cœurs l’orgueilleuse faiblesse.

M. de Cussy est plein d’indignation contre la mesure qui a supprimé les ordres religieux, mais ce n’est pas du cœur que jaillit cette indignation :

« A qui, en effet, s’écrie-t-il, s’adresser maintenant pour avoir des conserves de pêches, dont la confection exige tant de patience, de dextérité, de délicatesse ? C’était bien là une occupation de religieuses et elles s’en acquittaient à merveille. Que de pertes la friandise a faites à la destruction de ces asiles de l'adresse et de la vertu ! Où retrouver maintenant le vrai sucre tors de Poissy ; le bon sucre d'orge de Moret ; la marmelade de fleurs d'oranger de Lyon ; les olives farcies d'Aix ; les gâteaux d'amandes et le jus de réglisse blanc des Feuillantines de Paris ? etc., etc., et tant d'autres excellentes choses, dont la confection exigeait une propreté, une adresse et des soins recherchés et minutieux qu'on ne saurait attendre des fabricants ordinaires. Aussi toutes ces chatteries ont disparu à jamais, et les friands de notre âge pourront seuls en donner une idée à la génération qui s'élève.

C'est encore M. de Cussy qui nous apprend l'étrange origine de cette mode qui a bouleversé l'ordre de nos repas et à laquelle la Comté a été si longue à se résigner : autrefois, on déjeunait à la première heure, potage, café au lait ou chocolat ; à midi, le principal repas qui débutait par le potage, le plus souvent le pot-au-feu, et le soir, à huit heures, un souper léger. Tout enfant, j'ai encore vu cette tradition dans ma famille, qui n'y a renoncé que contrainte et forcée. Eh bien, l'origine de ce bouleversement est purement révolutionnaire. M. de Cussy nous apprend que, après les massacres des 5 et 6 octobre, l'Assemblée s'étant, à la suite du roi, transportée à Paris, il fallut régler les repas sur l'heure des séances, qui ne finissaient souvent qu'à sept heures. Dès lors, le dîner fut considérablement reculé, le souper disparut, et le déjeuner à la fourchette prit naissance parmi ceux qui donnaient alors le ton.

— C’est ainsi, conclut-il, que trois ou quatre cents mauvais avocats de province bouleversèrent tout à coup nos mœurs et nos habitudes les plus anciennes !

Il nous est impossible de passer sous silence un incident de la vie de M. de Cussy, qui le rattache à la Franche-Comté. En 1810, arrivèrent de Besançon à Paris deux jeunes filles charmantes : Marie et Augusta Menestrier; leur père était d’abord maître tailleur, il s’était ensuite établi comme cafetier place Saint-Pierre. Elles étaient nées, l’une, le 6 février 1789; l’autre, le 5 mars 1793 20. Toutes deux se destinaient au théâtre, et bientôt, lauréats du Conservatoire, l’aînée, qu’on surnommait Minette, fit fortune au Vaudeville, et la cadette, Augusta, fut attachée à l’Opéra, et par suite à la chapelle du roi. M. de Cussy qui, en sa qualité de préfet du palais, avait la haute main à l’Opéra, se fit le protecteur d’Augusta et s’attacha à elle par une de ces liaisons dont il ne faisait aucun mystère et sur l’irregularité desquelles le monde alors fermait les yeux, sous le prétexte qu’une longue et relative fidélité semblait les rendre respectables. M. de Cussy eut d’Augusta deux enfants; il adorait les enfants autant que la mère, mais il se trouvait heureux de la vie telle qu’il l’avait arrangée, et il n’entrevoyait qu’avec effroi les mesures à prendre pour préserver ces malheureux de l’abîme où ils tomberaient si leur protecteur mourait en les abandonnant. Averti par une crise où sa vie avait été en danger, et persistant dans son abominable égoïsme, il fut rudement rappelé à son devoir par son ami Grimod:

« Je ne doute pas, lui écrivait-il, que vous ne vous déterminiez à faire au plus tôt, pour la mère et les enfants, ce que l’honneur, la raison, la probité et tous les sentiments humains vous prescriront. »

La mise en demeure ne barguinait pas, mais elle n’obtint rien, et ce vieillard, de façons si charmantes, mais à l’égoïsme féroce, se déroba jusqu’au dernier jour aux responsabilités qui lui incombaient.

Ceux qui voudraient imiter M. de Cussy, traitant l’amour avec une si criminelle légèreté, sauf à considérer l’honneur comme sacré, courraient le risque de flétrir en eux l’un de ces sentiments, sans pour cela se rendre jamais dignes de l’autre.


Les vrais classiques. — Si nous voulions rencontrer des classiques de la table en tout dignes de ce titre, — on va dire que je suis orfèvre, — c’est encore chez nous qu’il faudrait les chercher. J’ai déjà dit ce que la cuisine doit au patronage des grandes dames du XVIIᵉ siècle; il me reste à indiquer comment elles ont complété leur œuvre en maintenant, avec le goût délicat de la bonne chère et le culte des traditions, cette familiarité décente, cette moquerie fine, cette aisance à tout dire, qui font le charme des repas intimes.

Celle que j’inscrirai en tête de ma série, — à tout seigneur tout honneur, — est la marquise de Sévigné. Cette adorable blonde, rieuse et enjouée, nullement sensuelle, avait cependant le goût trop affińe pour ne pas faire un choix éclairé dans les énormes repas qu’on servait alors. « L’étoile de la mangerie, écrit-elle à sa fille, s’est mise en ce pays malgré moi, car nous mangeons sérieusement et fort, comme du temps de nos père, et l’on n’en ressent que l’ennui de la dépense. » Mais quand elle se rencontre à un joli repas, délicat et choisi, elle y fait honneur, et ce qu’elle en raconte à sa fille est à mettre l’eau à la bouche. Pour sa table, elle se piquait d’émulation, et cette main, qui tenait une plume proche parente de celle de Molière et de La Fontaine, elle ne dédaignait pas de la mettre à la pâte. La princesse de Tarente lui ayant servi une fricassée et une tourte incomparables, madame de Sévigné écrit à sa fille qu’elle les a sur le cœur et que, ayant à son tour la princesse à dîner, elle veut se donner la satisfaction de ne lui rien devoir, et, dût-elle mettre la main à l'œuvre, elle entend égaler cette tourte et cette fricassée, et le tout sera arrosé de son meilleur vin vieux de Bourgogne.

Mais ce par quoi elle nous appartient surtout, c'est par la joie dont elle rayonnait dans un repas. Madame de La Fayette lui écrivait : « Votre présence augmente les divertissements d'un repas, et les divertissements augmentent votre beauté lorsqu'ils vous environnent ; enfin, la joie est l'état véritable de votre âme. » La voilà bien, cette irrésistible convive, avec son esprit, sa beauté, sa grâce à plein soleil, colorée et variée par le plus délicieux génie féminin qui ait existé !

— Je citerai ensuite Ninon de Lenclos, et madame de Sévigné ne serait pas trop scandalisée du voisinage, puisque, ayant eu tant à se plaindre d'elle au sujet de son mari et de son fils, elle voyait sans crainte, dans la suite, son petit-fils lui rendre ses devoirs. Nous n'aurons pas du reste affaire ici à la Ninon des débuts, celle dont les scandales faillirent lui attirer, sous la Régence, des représailles méritées, mais celle de l'âge mûr, qui fut estimée même de madame de Maintenon ; celle à qui Saint-Simon décerna ce témoignage : « Désintéressée, fidèle, sûre au dernier point et, à la faiblesse près, vertueuse et pleine de probité. »

Ninon aimait la table, nul ne s’y montrait plus animée, plus enjouée; on disait qu’elle était ivre dès la soupe, ivre de belle humeur et de saillies, car elle ne buvait que de l’eau, et les ivrognes, qu’on les nommât le duc de Vendôme ou Chapelle, furent toujours mal venus chez elle. Plus qu’octogénaire, elle écrivait à son vieil ami Saint-Évremond:

« L’appétit est quelque chose dont je jouis encore...., et que j’aurais de plaisir à dîner encore une fois avec vous ! N’est-ce pas une grossièreté que le souhait d’un dîner ! l’esprit a de grands avantages sur le corps, cependant ce corps fournit souvent de petits goûts qui se réitèrent et qui soulagent l’âme de ses tristes réflexions. »

— Quand La Fontaine exprimait ce regret, qui sent si peu le ferme propos:

Ne trouverai-je plus de charme qui m’arrête ?

il ne prévoyait pas la douce retraite que lui assurerait madame de la Sablìère, et que ce charme, il le retrouverait, assagi, dans ces repas tête à tête où sa patronne ajoutait à la chère la plus succulente ce que la conversation pouvait avoir de charme sérieux et léger. C’est ce que La Fontaine a défini dans ces vers délicieux:

Il faut de tout aux entretiens, C'est un parterre où Flore épand ses biens, Sur différentes fleurs l'abeille se repose, Et fait du miel de toute chose.

— Madame de Sablé avait d'autres titres culinaires que ce fameux potage auquel son amie de Brégy aurait sacrifié une écuelle de nantilies. La jeunesse la plus distinguée ambitionnait d'être admise à ses dîners, non seulement parce qu'ils étaient le dernier mot de la perfection, mais surtout parce que, lorsqu'on avait été façonné par elle, c'était un titre pour entrer dans le monde.

— Bien que madame la duchesse de Berry ait ardemment patronné la cuisine et se soit faite la marraine de plusieurs plats, je n'oserais pas la ranger parmi nos classiques, car elle s'est mise trop au-dessous même de Ninon; elle aimait la table autant que Ninon pouvait l'aimer, elle s'y enivrait souvent dès la soupe, mais ce n'était pas d'eau claire, et ce n'était pas le seul ni le plus scandaleux de ses débordements. Nous ne la nommons que pour l'exclure.

— Saint-Simon fait de madame de Caylus ce portrait enchanté:

« Jamais un visage si spirituel, si touchant, si parlant; jamais une fraîcheur pareille, jamais tant de grâces ni plus d'esprit, jamais tant de gaieté et d'amusement, jamais de créature plus séduisante. »

Cette femme exquise, personnifiant l'urbanité, avait le goût le plus sûr, le plus délicat de la bonne chère, faisant des merveilles des soupers qu'elle offrait à ses amis :

« Elle y présidait en déesse, disait l'un de ses habitués, répandant une joie si douce et si vive, un goût de volupté si noble et si élégant dans l'âme de ses convives, que tous les âges et tous les caractères paraissaient aimables et heureux. »

— Je ne franchirai pas le XVIIIᵉ siècle, où les belles dames, à leurs soupers, tenaient surtout des bureaux d'esprit ; à ceux de madame du Deffand, souvent le rôti manquait, et la maîtresse de la maison le remplaçait par une anecdote si délicieusement contée, que les convives ne se seraient pas aperçus du trou que faisait le rôti absent. Assurément, ceux qui ont mis en circulation cette jolie histoire n'étaient pas du souper.

Chez madame Geoffrin, c'est Marmontel qui le dit, les menus étaient succincts ; et puis, elle n'admettait jamais qu'une seule femme, mademoiselle de Lespinasse, à ses réceptions, redoutant l'éparpillement charmant de la conversation dont elle entendait rester le centre. L'art culinaire n'était plus alors représenté, mais très brillamment, que par les financiers et les premiers commis de Versailles.

Quant à la bonne compagnie, elle s'en tenait alors à la mesure de bon goût qu’avait inaugurée madame de Rambouillet. Dans une spirituelle petite scène de comédie, Colnet nous représente Laharpe converti, mais ne pouvant résister à son faible pour la table et se frappant la poitrine quand il se rappelle le dîner excellent qu’il avait eu le malheur de faire, la veille, chez une grande dame de ses amies. Il avait, dit-il en gémissant, mangé d’un succulent potage, deux côtelettes panées à la minute, l’œil et les abat-joies d’une tête de veau des plus blanches, une aile de poularde si juteuse, un morceau de brochet du côté de l’ouïe; et puis il a fallu que, au dessert, il mange d’excellentes compotes, des massepains, des fruits; enfin on l’a forcé à prendre du café, mais c’était du moka, et il était très chaud; et puis seulement deux doigts de liqueur, mais elle était des îles.

Dans cette Halte de chasse, dont nous avons déjà parlé, Carle Vanloo nous fait assister au déballage d’un déjeuner en forêt. Le menu est confortable, mais mesuré: une rouelle de veau baignant dans sa gelée, deux lièvres rôtis, un pâté plantureux qu’on est en train de tailler, un superbe jambon, et c’est tout. Si l’on en juge par la splendeur des amazones et la belle tenue des cavaliers, qui font cercle, assis sur l’herbe, autour de cet en-cas, assurément c’était un rendez-vous de noble compagnie, et il y a loin de leur menu et de celui de Laharpe aux mangeries dont gémissait madame de Sévigné21.

Nous croyons donc avoir rempli la tâche que nous nous étions donnée, en démontrant comment les grandes dames du XVIIIᵉ siècle avaient relevé l’art culinaire du piètre honneur que lui avaient fait les fameux classiques du sexe fort.

Chapitre XIX

Les Mardis de Ma Mère

Ma mère avait, tous les premiers mardis du mois, un dîner où elle réunissait l’élite intellectuelle de la ville et les représentants de son monde à elle, de ce qu’elle appelait avec ironie sa société, ses gens bien nés. Ces réunions n’allaient pas toutes seules. D’abord le classement des convives : j’ai vu ma mère en grande perplexité pour savoir à qui elle donnerait la préséance, d’un membre de l’Institut, ou d’un marquis authentique, mais qui était bien la plus vulgaire des commères. Ce fut l’Institut qui l’emporta, ce qui, dans notre monde, souleva un tollé contre ce qu’on appela notre capitulation devant les nouvelles couches. Ensuite il fallait, durant le repas, toute la maîtrise de la plus autorisée des femmes du monde, qu’était ma mère, pour tenir en main la conversation et pour éviter les froissements de l’un à l’autre camp.

Afin de couper court à ces risques, ma mère s’était résolue à instituer deux fournées : celle du premier mardi, qu’elle appelait sa fournée de la Coupole, celle du second, qui était la série des Chevau-légers.


Au premier mardi, il y avait, comme à l’Académie, les convives résidants et les convives associés, ceux qui n’étaient que de passage.

Parmi les résidants, le quasi-secrétaire perpétuel était Charles Weiss : il avait été doublement consacré par son étroite intimité avec Nodier, et par le délicat portrait que Sainte-Beuve avait un peu complaisamment tracé de lui. En somme, c’était un biographe solidement informé, mais son érudition n’allait pas au delà du XVIIIᵉ siècle. Il y avait peu de convives plus charmants : il penchait la tête comme un épi mûr ; ses yeux petits étaient perçants et parlants ; sa bouche, mince et pincée, comme prête à lancer le trait ; son nez pointu, affiné et fureteur, tout concourait en lui à souligner l’air fin et malicieux du masque. Il était plein de souvenirs qu’il contait à merveille, sans perdre un coup de dent, ni laisser échapper une des délicatesses du menu ; ayant toujours en réserve quelques anecdotes, ce qu’on peut appeler du bon XVIIIᵉ siècle, il en mouvementait le récit d’une telle action qu’il lui arrivait, pour aiguiser le trait final, de se soulever de table en lançant un vif éclat de rire, auquel toute la table faisait écho 22.

Un autre de nos habitués, je peux dire de nos amis, était celui qu’on appelait le chevalier Mornard. D’origine des plus modestes, il avait de telles qualités de cœur et de caractère, et, en dépit d’une nuance de mièvrerie, il était d’un si impeccable savoir-vivre atteignant à la distinction, qu’il était admis de plain-pied dans tous les mondes. Musicien, de goût littéraire très informé, il avait un tel flair artistique qu’il avait fait, de son modeste chez lui, un musée de merveilles des XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles, à l’époque où personne n’en avait la notion.

Certain mardi, en 1854, il nous amena l’un de ses amis, Charles Lévêque, qui venait d’être nommé professeur de philosophie à la Faculté. M. Lévêque arrivait de Grèce, et son titre d’élève de l’école d’Athènes lui faisait comme une auréole. À son cours, ça a été du jour au lendemain une fureur : il s'y rendait en habit bleu à boutons d'or : une fois à sa table, il se mettait la tête entre les mains, comme pour appeler l'inspiration ; on était suspendu à ses lèvres. Cet homme de trente ans, à l'œil ardent, à la parole inspirée, qui parlait de la spiritualité de l'âme avec enthousiasme, et qui, pâle sous ses longs cheveux noirs, semblait, en se prodiguant, donner quelque chose de sa vie, cet homme frappait les imaginations. On n'aurait pas soupçonné que les belles dames pussent se passionner à ce point pour les doctrines de spiritualité de l'âme et de liberté morale.

Très bien de sa personne, d'irréprochable compagnie dans les relations du monde, il aurait été captivant s'il n'avait pris quelquefois des attitudes d'oracle avec des éclairs à percer les nues. Mais, le plus souvent, il était sincère : un soir, notamment, où, accoudé à la cheminée, il nous raconta ses impressions d'une nuit passée à l'Acropole pour y attendre le lever du soleil, il y a mis une émotion si profonde que nous nous sommes sentis comme touchés par le souffle hellénique.

Il se disait passionné pour tous les arts, mais je le soupçonne de les avoir aimés beaucoup plus au point de vue esthétique que comme artiste. Dès ce temps-là, il pensait à son traité de La science du Beau, qui devait le conduire à la Sorbonne et à l'Institut, et il m'en avait donné comme la primeur, en m’exposant cette théorie, que j’ai retrouvée dans son livre, d’après laquelle le lis serait beau pour huit raisons et non pas neuf. Ces messieurs de l’Institut sont sans doute de force à entendre ces distinctions-là; pour moi, mon simple et court bon sens n’y voyait rien que de bien artificiel et de bien subtil.

J’avais prêté une attention particulière et respectueuse à un autre convive, un jeune prêtre, l’abbé Besson, plus tard évêque de Nîmes; d’une laideur d’aigle, causeur acéré, non pas orateur, mais prédicateur éminent, sans cesser d’être un grand rhétoricien; il planait au-dessus de toutes les sensualités, et, en dépit des ennemis que lui avaient faits ses coups de langue, il avait su, par sa foi d’apôtre et l’intégrité de sa vie, conquérir autant d’estime que d’autorité. Il mangeait distraitement ce qu’on lui servait et ne prenait d’intérêt qu’à la conversation, où il exerçait une prépondérance qui ne s’imposait pas, mais que chacun subissait.

Le poids mort de son œuvre, c’est ses biographies de prélats, qui lui étaient imposées et dont on ne le tenait pas quitte, pour chacune, à moins de deux volumes. Il s’en libérait avec une déplorable facilité, et, au point de vue historique, c’est de la pure fantaisie. Quand il ne s’agissait que du cardinal de Bonnechose, il n’y avait pas là cas de conscience; mais Mgr Mathieu avait assez de vertus pour supporter la vérité, et on ne la lui a pas dite. Dans ces œuvres si légèrement faites, on a peine à retrouver l’auteur de l’Homme-Dieu.

On ne pouvait imaginer de contraste plus frappant que celui de ce prêtre avec un autre de nos convives, l’abbé Guibard, un Bisontin du cru, en ayant l’accent et le franc parler. Ce n’était pas un érudit, mais il avait sur les XVIIIᵉ et XIXᵉ siècles des souvenirs qu’il tenait de source et qu’il contait avec l’entrain d’un vrai compère. Certain mardi, où je l’avais comme voisin de table, je lui demandai s’il n’était pas, le lendemain, d’un grand dîner à l’archevêché.

— Mon Dieu, oui, j’en suis, me répondit-il, et ce sera l’expiation de la fête d’aujourd’hui. D’abord, on mange affreusement chez M. l’archevêque; et puis, quand je sens ses yeux de braise, volant partout et sondant les âmes, s’appesantir sur moi, je risque de lâcher ma fourchette. Combien je lui serais reconnaissant s’il m’avait oublié, et combien j’aimerais mieux manger tranquillement chez moi mon morceau de veau !

Il avait prononcé ce morceau de veau avec un tel accent, que je lui demandai s’il n’était pas d’une famille de Bousbots.

— Mais oui, j’en suis; mon grand-père tenait une auberge à Battant, et, comme il avait la chute, c’est de lui que je tiens le bon petit avoir qui me fait indépendant.

— Comment, lui aussi, me suis-je dit, il a, comme moi, un aubergiste dans son ascendance; je ne sais ce qui m’a retenu de lui tendre la main et de l’appeler mon cousin. Mais, comme mon secret n’intéresse pas que moi, j’ai refréné mon premier mouvement. Mon oncle n’aurait rien dit, mais c’est ma tante qui n’aurait pas été contente.


Restaient les convives associés, ceux qui n’étaient que de passage et qui, pour la plupart, nous étaient amenés par Charles Weiss.

Un mardi d’avril 1852, il se présenta accompagné de Sainte-Beuve, qui traversait Besançon, revenant d’une fugue chez ses amis Olivier de Lausanne. A l’annonce d’un pareil nom, on juge de notre surprise émerveillée; mais lorsqu’il eut franchi la porte, l’impression fut pénible; il était franchement laid : la figure boursoufflée, le crâne en pain de sucre, chauve et luisant; de gros yeux à fleur de tête; un nez et une bouche de sensuel et de gourmand, et puis il zézayait. Mais il avait à peine parlé que ses disgrâces se changeaient en séductions : sa conversation était pleine de verve, de saillies, de jets, de coquetteries exquises; il ne procédait pas par grands aperçus, mais par petites touches et retouches, par des efforts heureux et qui aboutissaient à des vues lucides et perçantes. A ce moment, il était sous le coup de l’indignation que lui avaient causée de récents procédés sordides qu’il avait eu à subir de M. Cousin; il ne se contraignit pas sur les vilenies qui entachaient ce grand esprit, et il se résuma par ces mots:

« Cet homme-là, c’est des yeux d’aigle avec un cœur de lièvre. »

Sachant que nous avions eu récemment comme recteur M. Michel, appelé, l’année précédente, de notre Académie à la direction de l’école normale supérieure, il déplora le régime de mortifiante compression qu’y avait imposé ce directeur, et il nous en cita ce trait: un jeune homme de la plus remarquable intelligence venait, à sa sortie de l’école et sur les notes de M. Michel, d’être nommé à notre lycée, chargé de cours de sixième: c’était Hippolyte Taine !

« Est-ce la peine, disait Sainte-Beuve, de fabriquer et de nourrir à grands frais de jeunes géants, pour les occuper ensuite non pas à fendre des chênes, mais à fabriquer des fagots 23. »

Il prétendait que les doctrinaires mangeaient sans goût ni choix, c'est un reproche qu'il n'encourait pas; il ne se serait pas récri,é mais lorsqu'il avait le palais plus délicatement touché, sans s'interrompre, par une sorte de parenthèse, par un coup d'œil extasié, il traduisait l'impression que ressentait en lui le plus gourmet des lettrés et le plus lettré des gourmets. Comme je lui exprima is mon admiration raisonnée pour ses Causeries du lundi:

« Montalembert, me dit-il, espère que je n'aurai plus le temps de les gâter; je crois qu'il a raison. Puisque je suis assez heureux, Mademoiselle, pour vous compter au nombre de ce que j'appelle mes diocésaines, je puis vous avouer que, dans mes Portraits contemporains et littéraires, j'avais une manière, je caressais, je raffinai s ma pensée, je n'en avais jamais fini de mes retouches; de là, dans l'ensemble, un peu de densité, de manque d'air. La nécessité, cette grande muse, m'a brusquement forcé d'en venir à une expression nette, rapide; de parler à tout le monde et la langue de tout le monde: je l'en remercie.»

Il avait, pour les banalités que comportent les relations du monde, des formules à lui: quand il prit congé, il remercia ma mère de l'accueil si particulièrement distingué qu'elle avait daigné lui faire, et il lui exprima «ses respects aussi proches qu'il est possible de cœu,r sans qu'ils cessent d'être les plus profonds respects.»

Ce fut encore Charles Weiss qui nous amena, à plusieurs reprises, M. Xavier Marmier. Je croyais que ce M. Marmier s’était fait un nom en nous révélant les régions du Nord et leur littérature ; on m’en fit rabattre en m’affirmant qu’il n’avait rien révélé du tout.

— Comment, en effet, me disait-on, aurait-il parlé pertinemment d’une littérature et d’un peuple dont il ne savait pas la langue ? Ses traductions sont faites sur d’autres traductions latines ou allemandes, cela ne tient pas plus debout que ses romans et ses vers.

— Mais alors, répliquai-je, et sa notoriété ?

— Dans sa jeunesse, m’a-t-on répondu, il a compromis beaucoup de belles dames ; depuis des années, il dîne tous les soirs en ville24.

Puis on ajouta :

— Il s’est rencontré un petit monsieur, très intelligent, mais ambitieux à tout oser, qui se laissait complaisamment insinuer qu’il était le fils de Marmier : il n’y avait à cette fable pas d’autre prétexte que la réputation de galanterie de son prétendu père, et qu’il avait comme lui le nez en l'air et les cheveux prétentieux et gras. Tous ceux qui ont connu Marmier ont considéré, comme la plus injurieuse atteinte à sa mémoire, ce lien par lequel, contre toute raison, on voudrait le rattacher à un fils qui fut le plus malfaisant des singes, parce que les circonstances ne lui ont pas permis de devenir un tigre.

La série de nos associés avait aussi ses contrastes, et rien n’était piquant comme de voir, en face l’un de l’autre, Édouard Grenier et Armand Barthet : le premier avait su tout autrement aménager son talent que n’avait fait le second qui avait dépensé le sien argent comptant,

Mangeant son fonds avec son revenu.

Mais c’était une fête de l’esprit que de les voir aux prises, luttant, avec courtoisie, de finesse et de soudaineté de reparties. Grenier, chez qui la distinction personnelle et les dons de lyrisme n’entravaient en rien l’esprit le plus délié et, bien que toujours surveillé, le plus jaillissant, Grenier se contentait de faire sourire. Barthet, l’élégance incarnée, avec plus de fougue, provoquait, par les surprises de sa verve, d’irrésistibles fous rires ; il nous faisait quelquefois trembler sur les audaces où nous craignions que n’aboutissent ses échappées, mais il savait s’arrêter à la limite des convenances et faisait diversion avec une souplesse et une inclination respectueuse de la tête à la maîtresse de maison qui désarmaient25.

Dans la fournée des gens bien nés, ma faculté d’observation aurait encore eu à s’exercer, mais, là, j’aurais été plus gênée et, si l’on m’avait pressée un peu trop vivement sur l’un ou l’autre de ces messieurs, j’aurais eu la ressource de répondre, comme Célimène : — Il est de mes amis.

Je crois toutefois de mon devoir de consacrer un souvenir à la mémoire d’un homme de ce milieu, qui m’a semblé — ce qui n’est commun dans aucun milieu, — être un caractère, je veux parler de M. Pertusier, de Morteau. Il appartenait à la plus ancienne bourgeoisie confinant à la noblesse, et ayant avec elle toutes ses alliances, mais qui n’avaient pu l’amener à adjoindre un nom de fief à son nom patronymique, qu’il considérait comme suffisamment honorable. Politique de doctrine, à défaut d’avoir pu l’être par la pratique, il était le chef incontesté du parti légitimiste, qu'il défendait rigoureusement contre les extravagances des intrus. Incapable, dans quelque intérêt que ce soit, d'atténuer la vérité, il la faisait entendre, sans la moindre restriction, même là où elle avait le moins de chance de plaire, à Frohsdorf. Il avait été, sous l'Empire, l'un des fondateurs et des membres les plus actifs de cette fameuse association libérale de Nancy, pour laquelle il avait fait les seuls travaux de réelle valeur, à la publication desquels il ait consenti. Son horreur de la publicité venait de ce qu'il sentait son idée supérieure à sa faculté d'exécution, son intelligence plus grande que son talent, et qu'il aimait mieux juger et s'abstenir que de rester au-dessous de l'idéal entrevu et de lui-même.

Comme convive, il était le raffiné qu'il se montrait en tout. Ma mère avait, à chacun de ses mardis, une surprise : c'était un plat qu'elle avait combiné, fait confectionner sous ses yeux, et qu'elle se réservait de servir de sa main, nuançant, dans sa façon d'en offrir, le degré de considération où elle tenait chacun de ses convives, sans toutefois en blesser aucun. C'était lui faire sa cour que de lui redemander de ce fameux plat : M. Pertusier n'y manquait jamais, autant pour sa satisfaction de gourmet que par galanterie.


Déjà, à l’époque des réceptions de ma mère, j’avais l’habitude, que j’ai gardée, de consigner, toutes vives et sur le moment, mes impressions; mais alors j’étais imprégnée de la lecture de Lamennais, de Montalembert, de Veuillot, les grands maîtres de l’invective, et j’aurais pu être atteinte incurablement de ce prurit, si les ravages que j’en ai vus, parfois même chez nos jeunes vicaires, ne m’en avaient inoculé le virus atténué, en m’immunisant sans m’en laisser trop gravée. Quant à mes notes de ce temps-là, elles étaient les revanches, souvent excessives, de mes indignations contre des renommées surfaites, ou contre les dessous de cartes de bien vilains jeux. Dans leur défaut de mesure, elles ne laissaient pas de présenter des croquis vivants et d’avoir leur intérêt historique. Mais, après les avoir relues, je me suis demandée à quoi servirait de vieillir si l’on ne ressentait, pour les faiblesses de l’humanité, un peu d’indulgence, et si l’on recherchait dans son cœur autre chose qu’une fibre chrétienne un peu adoucie. Quand il ne nous reste que quelques années à vivre, mieux vaut les employer à sympathiser qu’à dénigrer. Aussi ai-je sacrifié, avec un réel soulagement de conscience, ces sévérités qui auraient fait tache dans ce que j’appelle la sérénité apaisée de ma vieillesse.

M. Royer-Collard disait à l'un de ses amis, qui le voyait malade et octogénaire :

— Si vous m'en croyez, Monsieur, ne vieillissez pas, ne vieillissez pas !

Il n'est que trop vrai que la vieillesse comporte bien des misères : que de vides autour d'elle que rien ne comblera ; si elle n'est devenue ni sourde ni aveugle, que de choses qu'elle n'entend plus ou se refuse à comprendre, parce qu'elles la meurtrissent dans ses plus chères traditions ; que de choses, lui rappelant ce qu'il y avait eu de meilleur dans sa vie, qu'elle ne verra plus parce qu'elles sont mortes pour toujours, ou, ce qui est pire, parce que la vie moderne ne les a conservées que pour les insulter avec un caractère de bassesse qui la rend hideuse ! Assurément tout cela est navrant, mais, pour nous résigner à de telles détresses, il y a ce qu'on appelle les grâces d'état : d'abord l'expérience nous apprend qu'il y a telles choses que l'on croyait mortes à jamais, et qui ont des racines si profondes que le moindre retour de printemps les fait se couvrir de rameaux verts et de fleurs ; puis, nous avons nos souvenirs qui, en s'éloignant, ne nous laissent plus que ce qu'ils ont de douceur apaisante, comme du temps de notre jeunesse, au retour de nos longues excursions en montagne, nous ne nous rappelions, des orages que nous avions essuyés, que les effets de pluie que nous admirions dans les lointains et les parfums des bois mouillés; il y a ensuite les égards que nous valent nos cheveux blancs de la part de ceux d'entre les jeunes qui ont gardé le cœur à sa place; les douceurs de la conversation, car nous sommes d'un temps où l'on savait encore causer, et, s'il nous arrive de nous répéter, nous avons tant lu Saint-Simon qu'il nous en est resté quelque chose : le don de faire oublier que nous nous répétons. Quand enfin, en faisant son examen de conscience, on parvient à se rendre cette justice qu'on ne craint rien du jugement de Dieu, s'il est vrai qu'il sait tout, on peut sourire à l'éternité toute proche et trouver, à l'encontre de ce chagrin Royer-Collard, qu'il est délicieux de vieillir.

Appendices

I. Le poète Alexandre de Saint-Juan.

Voir fin d'introduction

A propos de l'hôtel Saint-Juan, l'auteur d'un livre sur Besançon consacre à Alexandre de Saint-Juan, le frère de mademoiselle Marie, — d'autant plus attachée à ce frère qu'elle avait plus souffert par lui, — la mention suivante : « Alexandre plus d'une fois déssarçonné par Pégase sur le chemin du Parnasse. » Le jugement aurait été moins injustement tranchant, si l'auteur avait connu, si peu que ce soit, l'œuvre de celui qu'il exécutait ainsi par-dessous jambe. Quant à moi, j’ai entendu Saint-Juan, en petit comité et aussi à l'Académie, lire, de sa voix délicieusement timbrée, des vers pleins de sensibilité, d'inspiration bien fraîche et de rythme harmonieux. Il ne serait venu à personne l'idée que c'était là un pauvre diable déssarçonné par Pégase. Il a débuté, du reste, avec un éclat que les contemporains n'ont pas oublié : l'Académie de Besançon ayant donné comme sujet de concours, pour le prix de poésie, la forêt de sapins, Alexandre s'était mis sur les rangs et n'avait eu, comme concurrent, que M. Richard-Baudin, qui allait être le beau-frère de l'abbé Besson. L'abbé ne donnait pas, comme M. de Saint-Juan père, de beaux dîners à l'Académie, mais il était autrement actif et remuant : bref, il fut couronné sur la tête de son futur beau-frère, qui ne le porta pas en paradis. La semaine suivante, en effet, éclata, dans l'Impartial, un article d'Armand Barthet : c'était tout un carnage. S'emparant de l'œuvre de M. Richard, il l'épluchait strophe par strophe, il en démontrait, avec preuve à l'appui, la pauvreté d'inspiration, la stérile abondance ; il y cherchait inutilement un accent jaillissant, un mot trouvé ; pas le moindre relief, rien que de rebuttu et de scolaire. Et tout cela était enlevé avec une verve endiablée, et d'un tour bien littéraire. Puis, opposant à cette œuvre celle de Saint-Juan, Barthet avait montré son ami s'adonnant tout entier, dans la solitude, à pénétrer les profondeurs de la forêt, à en entendre les voix, à en traduire l'âme ; il faisait valoir avec quelle sincérité le poète avait exprimé ce qu'il ressentait, l'ambition qu'il avait eue et qu'il avait souvent atteinte, d'enrichir sa poésie de quelque veine intime encore inexplorée...

Au lendemain de cette revanche, la couronne n'était plus à Richard-Baudin, elle était rendue à Saint-Juan. L'auteur, que nous avons cité, a tracé un portrait de Marie de Saint-Juan auquel rien ne manquerait s’il était ressemblant. « D’éminente vertu, dit-il, d’esprit supérieur, sa conversation était proprement un charme; l’originalité du verbe, l’imprévu du trait, l’à-propos des anecdotes. Sous les ombrages de Salans, elle reçut Lacordaire, Montalembert, l’évêque futur Besson. » D’éminente vertu ? je crois bien que mademoiselle Marie aurait souri de cette éminence; cette vertu, que j’ai vue à l’œuvre, m’a semblé solide, mais aimable, souriante, et s’ingéniant à atténuer les angles de ses amis, en se gardant de les amollir. Ce dont je me souviens d’elle, moi qui l’ai pratiquée, c’est qu’elle était la simplicité même, ayant dans la conversation horreur de tout ce qui était recherche; bien moins préoccupée de l’imprévu du trait que de mettre en valeur l’esprit de ses amis, avec une promptitude à entrer dans ce qu’on disait qui n’était pas seulement de la bonne grâce, mais qui témoignait d’un intérêt vrai.

Très agréable de sa personne, — et le beau portrait, que fit d’elle, en 1850, M. Édouard Baille, en témoignera — elle se voua si résolument au célibat que, lorsqu’elle eut dépassé la trentaine, ses amis ne l’appelèrent plus que la chanoinesse. Elle constitua, dès lors, autour d’elle, une sorte de foyer littéraire dont les membres de fondation étaient: Weiss, l’abbé Besson, Ferdinand Chifflet, Pertusier, l’abbé Suchet, le sculpteur Jean Petit. Certain frelon venimeux avait bien tenté de venir dans ce cercle bourdonner et jouer de son dard; on lui donna promptement la chasse, car, sous les ombrages de Salans, on n’admettait que des abeilles. Mais celui qui y domina dans les trente dernières années, ce fut M. Auguste Castan. La chanoinesse mit une sorte d’affection maternelle à tempérer les antipathies et les amertumes qu’avaient laissées à son jeune ami les luttes de ses débuts, à obtenir qu’il ne distraie rien de ce qu’exigeaient son œuvre et les progrès grandissants chaque jour de son ferme esprit.

L'abbé Besson avait amené à Salans M. de Montalembert, et notre chanoinesse montrait avec une fierté émue le chêne au pied duquel s’était assis l’admirable lutteur. Quant à Lacordaire, jamais il n’a mis les pieds à Salans; il ne lui est arrivé de faire en Franche-Comté que deux stations : l’une, à Besançon, chez son camarade à l’école de droit de Dijon, le président Clerc; l’autre, au château de Villersexel, où l’amenait, aux vacances, son ami Montalembert. Disons en passant que l’éminent dominicain semblait s’ingénier à être le plus maussade et le plus renchéri des hôtes, faisant peser, sur ce milieu si cordial, une contrainte de réfectoire; aussi était-ce pour toute la colonie une délivrance quand on lui voyait prendre le coche. Je tiens ce trait, avec des précisions divertissantes, de M. Ferdinand de Grammont; comme je lui disais que je savais le P. Lacordaire sujet à des hauts et des bas, il me répliqua : « Quant à moi, je ne l’ai jamais connu que dans ses bas ! »

A propos des productions littéraires de mademoiselle de Saint-Juan, nous devons nous dire vraiment effrayée de ce qu’il faut de qualités pour ne pas faire un artiste : le don lui faisait absolument défaut, et ce qu’elle écrivait pour être publié n’avait rien de la séduction de sa causerie et de ses lettres qui l’avaient fait appeler, par Weiss, Marie de Sévigné. Aussi, lorsque paraissait un de ses livres, Castan devait-il subir la torture qu’enduraient son goût et sa conscience de lettré pour rendre, non pas un arrêt, mais un service. Il est de ceux qui ont été attristés, pour la mémoire de leur amie, par la publication posthume de son malencontreux livre de cuisine.

II. Réceptions au château de la Vaivre.

Voir fin du premier chapitre.

A l’occasion des réceptions de la Vaivre, ma mère me disait se souvenir, dans les moindres détails, de celle où elle avait été conviée, ainsi que tout ce que la région avait de marquant, pour se rencontrer avec M. le duc de Rohan, archevêque de Besançon, qui venait de prendre possession de son siège. L’attente où l’on était de Sa Grandeur fut un instant distraite par un incident : un écuyer, avec l’éclatante livrée rouge des Rohan, avait dû précéder Monseigneur et l’annoncer au maréchal ; mais, à la traversée de Cromary, le cheval, s’étant effrayé, avait d’un écart violent fait vider les étriers à son cavalier, qui s’était relevé sans autre dommage qu’à sa belle culotte de daim une déchirure et des plus malencontreusement placée. On devina la mésaventure quand, des fenêtres du salon, au lieu d’une entrée triomphale par la porte d’honneur, on vit l’écuyer tirant la bride de son cheval d’une main et retenant sa culotte de l’autre, se glisser par une porte latérale sans venir annoncer au maréchal l’arrivée de l’archevêque. Ce fut le vieux marquis de Grammont qui se chargea de conter l’aventure au maréchal ; il s’en acquitta avec cet esprit qui est de race chez les Grammont, à l’aide de demi-mots d’une finesse, d’un naturel exquis, faisant comprendre ce qu’il était impossible de préciser.

Mais il ne fut plus question de sourire lorsque apparut M. de Rohan, venant au maréchal les deux mains tendues et avec cette simplicité dans le grand air, où l’on sentait comme des siècles de traditions de races quasi royales.

— Je ne pus, ajoutait ma mère, ne pas être frappée d’un contraste : assurément, si l’on ne pouvait contester ce qu’il y avait d’atavisme dans la suprême allure de ce grand seigneur, dont les ancêtres avaient subi comme une atteinte à leur illustre vicomté le titre de duc et pair ; d’un autre côté, ce maréchal de France, qui s’était élevé d’un mince Janot de Moncey, ne cédait en rien au descendant des Rohan pour la simplicité dans la plus haute distinction et par l'aisance avec laquelle il portait le poids de l'un des plus grands offices de la couronne, dont la dignité ne lui était pas héréditaire, mais lui était une conquête glorieuse et personnelle. Et cette dignité, le maréchal la personnifiait avec une si vieille grandeur, que le roi Charles X l'avait choisi, entre tous les maréchaux, pour porter à son sacre l'épée de connétable.

III. Bontemps et son élève.

Voir début du premier chapitre.

Ce chef de bouche, confié à la direction de Bontemps, était un marmiton d'origine piémontaise, que, après le traité de Lunéville, le général Moncey avait ramené d'Italie dans son personnel. A force d'intelligence, il était arrivé, lors de l'élévation de Moncey au maréchalat, à être chef de ses cuisines, et il suivit son maître dans toutes ses campagnes. Bontemps, dans leur collaboration à la Vaivre, lui avait reconnu une telle vocation et tant de goût, qu'il n'avait rien négligé pour en faire d'abord son élève, ensuite son successeur : c'était Gaëtan Migon. Il était né à Gênes, en 1785, et reprit la suite de son maître en 1829, suite qu'il exploita en en maintenant intégralement le renom.

Ce qui a dû contribuer à l'étroite intimité du maître et de l'élève, ce fut, bien plus que la passion de leur art, la communauté de leurs sentiments religieux. Bontemps, m'a-t-on dit, était très pieux ; quant à Migon, il avait une particulière dévotion à la sainte Vierge, qui — on le lit sur sa tombe — « le protégea jusqu'à son dernier moment. » Je suis assurément bien vieux jeu, mais il ne me déplaît pas de penser que, sur le coup de midi, Bontemps et Migon récitaient leur Angelus en tournant une béchamel, qui ne s'en portait pas plus mal. Mais cette pieuse médaille a son revers : Jussy, notre brave Jussy, — on se demande par quelle aberration — mais il n'y a pas à le nier, Jussy était franc-maçon. Je sais bien que la maçonnerie d'alors ne ressemblait en rien à celle d'aujourd'hui, et que MM. Casimir Périer, de Broglie, Molé et Guizot ne demandaient pas au vénérable Pernot des fiches sur nos lieutenants généraux comte Morand et baron Voirol.

Jussy, du reste, comme Migon, était charitable et très désintéressé. Armand Barthet m'a raconté que, dans sa folle jeunesse de stagiaire à Besançon, l'idée venait souvent, à lui et à ses amis, de se donner la fête d'un dîner chez Migon, et ils suivaient leur idée sans s'être rigoureusement assurés qu'ils étaient en mesure d'en régler les frais. Le quart d'heure de Rabelais venu, on appelait le père Migon, et Barthet lui chantait quelques couplets charmants où était délicatement célébré le génie culinaire du patron qui, lorsque ensuite on lui parlait du règlement, répondait : « Allez, allez, mes enfants, ce sera pour le jour où vous aurez le moyen. » Mais sitôt que le moyen était venu, on s'empressait de parfaire l'acompte qu'avaient été les jolis couplets.

IV. Le marquis Théodule de Grammont.

Voir chapitre II.

Le vieux marquis Théodule de Grammont, qui a été longtemps le doyen du Parlement, ayant représenté la Haute-Saône sans interruption de 1814 jusqu'à sa mort en 1840, le marquis était, à plus de quatre-vingts ans, d'une conservation surprenante. À ceux qui le complimentaient sur sa verte vieillesse, il répondait qu'il croyait la devoir à son pot-au-feu quotidien. Un jour, à son château de Villersexel, — où, pendant les vacances, se donnaient rendez-vous ses enfants, ses petits-enfants et les amis des uns et des autres — en commençant à déjeuner, M. de Grammont fit un haut-le-corps, à sa première cuillerée de potage : — Qu'est-ce que c'est que cette horreur ? s'écria-t-il, c'est de l'abominable bouillon de veau; qu'on m'appelle Baptiste. Baptiste comparut, sa calotte blanche à la main.

— Comment, lui dit son maître, vous qui savez le prix que j'attache à mon bouillon, osez-vous me servir une pareille eau grasse ?

– Ma justification est facile, répondit Baptiste : au premier coup de cloche du déjeuner, j’allais servir mon bouillon, qui était comme toujours parfait, lorsque madame la marquise est venue m’en prélever la moitié pour ses malades, et cette moitié elle l’a remplacée par de l’eau chaude.

— A nous deux, Madame la marquise, dit alors M. de Grammont, je ne proteste jamais contre vos charités, si lourdes qu’elles soient parfois, parce que je les sais toutes admirables ; mais, si vous ne voulez pas ma mort, je vous en supplie, que les entraînements de ces charités n’aillent pas jusqu’à m’atteindre dans mon pot-au-feu.

V. Note sur le marquis de Béchameil et sa sauce.

Voir premier chapitre.

Voici la page que Saint-Simon consacre à notre héros :

« Béchameil avait été fort dans les affaires, mais avec une bonne réputation, autant qu’en peuvent conserver des financiers qui s’enrichissent. (Saint-Simon semble oublier ici que son homme, grâce à l’intervention du roi, ne restitua à l’État que 300,000 fr., sur 1,600,000 que lui réclamait Pelletier, le contrôleur général.) Dans ses fonctions de surintendant de Monsieur, Béchameil se fit aimer, estimer et considérer. C'était un homme d'esprit, fort à sa place, qui faisait une chère délicate et choisie en mets et en compagnie. Il fit de prodigieuses dépenses à faire des beautés en sa terre de Nointel. Le comte de Fiesque, qui était un homme de fort bonne compagnie, d'esprit et orné, un fort honnête homme, qui avait été galant, fit, sur son entrée en ce lieu, la plus plaisante chanson du monde, dont le refrain était:

Vive le roi et Béchameil, Son favori, son favori !

dont le roi pensa mourir de rire et le pauvre Béchameil de dépit. Il était bien fait et de bonne mine et croyait avoir l'air du duc de Grammont. Le comte de Grammont le voyant se promener aux Tuileries :

— Voulez-vous parier, dit-il à sa compagnie, que je vais donner un coup de pied au cul de Béchameil et qu'il m'en saura le meilleur gré?

En effet il l'exécuta en plein : Béchameil, bien étonné, se retourne, et le comte de Grammont à lui faire de grandes excuses sur ce qu'il l'a pris pour son neveu. Béchameil fut charmé et les deux compagnies encore davantage. » (Saint-Simon, Mémoires, t. XI, p. 498. Édition Régnier.) Béchameil avait, toujours d'après Saint-Simon, un parler fade, plein d'afféterie et ennuyeux, qui, au lieu de Béchameil, le faisait appeler Bec à miel, et, comme il faisait profession d’être amoureux de la galante mais très méchante duchesse de Brissac, les mauvaises langues prétendaient que c’était bec à miel sur bec à fiel.


Quant à cette fameuse chanson sur Béchameil et sa sauce, qui avait fait mourir de rire le roi, ce n’est qu’au cinquième volume du recueil de Maurepas que j’ai fini par la découvrir, et je n’ai pas été payée de ma peine. Décidément, au XVIIe siècle, on était plus gai que de nos jours; c’est sans doute que les épreuves que nous avons traversées et celles que la misère des temps nous réserve ne nous permettent plus de fou rire, mais pas un de ces médiocres couplets, tant sur Béchameil que sur sa sauce, n’est parvenu à me dérider. Dans de semblables bamboches, du reste, tout est souvent dans la façon de les chanter, et Fiesque y mettait sans doute une verve endiablée qui en faisait l’irrésistible drôlerie.

J’ai tenu à savoir ce qu’était, en réalité, ce Fiesque qui chansonnait si volontiers son prochain, et je me suis convaincue que c’était à bon compte que l’on restait honnête homme pour Saint-Simon. Fiesque était sans fortune, et il y suppléait en trichant au jeu, puis en se faisant entretenir par de belles dames: il était notamment attaché à madame de Lyonne et à ses gages, — c’est ce que Saint-Simon appelle avoir été galant. — Il en faisait, du reste, si peu de mystère, que madame de Sévigné a écrit, sur l’une de ses plus scandaleuses confidences, une lettre à sa fille, avec de telles libertés, de telles sala­isons de langage, que je ne me risquerai pas à les aggraver en les isolant; il faut les laisser là où elles sont amenées naturellement, à la source même (17 juillet 1665) 26.

Enfin ce Fiesque n’avait pas même la plus indispensable des qualités qui faisaient, à cette époque, l’honnête homme, il était lâche, et, pas plus tôt à la frontière, il s’arrangeait, coûte que coûte, pour rejoindre ses belles dames.

— Le comte de Fiesque, écrit madame de Sévigné à sa fille, est revenu de l’armée; il mérite qu’on dise de lui: di cortesia piu che di guerra amico (plus ami de la galanterie que de la guerre). 10 novembre 1672.

Puis, deux ans après, au sujet d’une nouvelle désertion, elle écrira:

— Je vis, l’autre jour, à la messe, le comte de Fiesque, qui assurément n’y avait pas bonne grâce.

Si les financiers avaient su rimer, quelle belle revanche aurait pu prendre Béchameil en allant droit à l'adversaire, l'enlevant de terre au premier choc, et en le cinglant au visage de tous ses vices ; puis il aurait pu terminer en lui demandant ce qu'il pensait maintenant de Bec à miel et de sa sauce.

Piron, mangeant une omelette au lard, un vendredi, et un orage ayant éclaté sur sa tête avec de violents coups de tonnerre, s'était écrié :

— Voilà bien du bruit pour une omelette au lard !

On pourra dire aussi, de la présente note :

— Voilà une bien longue digression à propos d’une sauce !

Mon excuse, à m'être laissée tant attarder, c'est que, dans cet incident de la chanson de Fiesque, avec un curieux exemple de ce que le caractère français a perdu de son fond de si franche gaieté, je trouvais surtout cet autre exemple du changement qui s'était produit dans les idées morales : à cette époque, on ne tenait pas rigueur à un Fiesque de tares qui touchent si gravement à la probité et à l'honneur, et qui en feraient aujourd'hui un simple drôle. Concluons-en que, sur certains points de morale, sinon au fond, du moins de surface, nous sommes en progrès sur le xviiᵉ siècle.

VI. Haricot de mouton. Bonne chère.

Voir chapitre quatre sur la panade.

La langue française donne souvent, dans ses précisions, de lumineuses leçons de logique ; c'est ce qu'on a très justement appelé le génie de la langue. Mais elle a fait une exception pour la cuisine ; elle semble avoir pensé que, pour le jargon que parlait Martine, il n'y avait pas à se mettre en frais.

Ainsi pour le haricot de mouton : ce ragoût date du XVe siècle, où il s'appelait poitrine de mouton en aricot, aricot et ragoût étant synonymes. À cette même époque, la plante légumineuse, le haricot, s'appelait la fève de Normandie. Génin prétend que, au XVIIe siècle, la ressemblance de la fève avec les morceaux du ragoût l'ont fait appeler, par similitude, haricot ; je trouve cette explication, bien que rapportée et adoptée par Littré, tirée par les cheveux. En résumé, ce n'est pas haricot de mouton qu'il faudrait dire, c'est, comme originellement, mouton en aricot, ou un haricot : Harpagon, donnant son menu à maître Jacques, lui dit : « Il faudra de ces choses dont on ne mange guère et qui rassasient d'abord ; quelque bon haricot bien gras... »

De même pour la locution faire bonne chère ; j'ai rencontré nombre de gens, qui n'étaient pas des ignorants, et qui écrivaient bonne chair, se disant que le mot chair s'appliquant à l'ensemble des animaux comestibles, y compris les poissons, pour désigner un bon repas, logiquement on pouvait dire faire bonne chair. Mais non ! on est allé déterrer le vieux mot de chère qui, au XVIe siècle, signifiait visage; ce sens ayant vieilli, on a employé ce mot chère pour indiquer bon accueil, réception empressée. Régnier a dit :

.... Voulant cacher ma honte et ma colère, Elle couvrit son front d'une meilleure chère.

Par extension, faire bonne chère a passé, du sens de faire bon accueil, à celui de faire un bon repas, parce qu'un bon repas est le complément d'un bon accueil; dans ce sens, chère embrasse tout ce qui comprend la quantité, la qualité et la préparation des mets. Hamilton a dit :

— ... Le lieu de la ville où l'on fait la chère la plus délicate.

La Fontaine, de son côté, dira :

Je dois faire aujourd'hui bonne chère ou jamais,

et encore :

Hélas ! que sert la bonne chère Quand on n'a pas la liberté?

Qu'en dites-vous ? est-ce assez d'arias, d'extension, de déformation de sens, pour arriver à dérouter le pauvre monde ? Je ne suis pas du nombre des examinateurs au brevet élémentaire,

Je ne leur ai jamais envié cet honneur.

Mais, si j’en étais, je me refuserais à compter une faute à de pauvres filles qui auraient fait preuve de bon sens en écrivant faire bonne chair, au lieu de bonne chère.


  1. Voir une note sur Alexandre de Saint-Juan, à l'appendice I. 

  2. Madame de Brégy, nièce du savant Saumaise, une précieuse des plus qualifiées, avait l’esprit très fin, mais, comme madame de Sablé, une orthographe de cuisinière. Félicitant un jour son amie sur son esprit à la fois et sur son potage, elle trouvait moyen de lui dire qu’elle quitterait volontiers tous les mets du plus magnifique repas de la cour pour une assiettée de ce potage, à la condition de l’écouter tout en mangeant. Cela est flatteur et spirituel, mais elle lui écrivait en ces termes impossibles et dont il ne faut rien dérober :

    « ... Aujourd’huy la Royne et Madame de Toscane vont à Saint Clou don la naturelle beauté sera reausé de toutes les musiques possible et d’un repas manifique don je quiterois tous les gous pour une écuele, non pas de nantilie, mes pour une de vostre potage; rien n’étan si deliceiux que d’an manger en vous écoutan parler. »

    Une écuele de nantilie pour une assiettée de lentilles, et le reste ! Voilà le bel esprit de ces grandes dames dans tout le scandale du texte. 

  3. On trouvera, à l’appendice V, une longue note sur ce marquis et sa sauce, car l’une et l’autre ont eu les honneurs de l’histoire, madame de Sévigné et Saint-Simon leur ayant consacré de nombreuses pages. 

  4. Voir aux appendices II et III une note sur les réceptions du maréchal, au château de la Vaivre, sur Bontemps et le chef de bouche du maréchal. 

  5. Quand notre vin est un peu vieux et parfaitement limpide, il marque autour du verre un cercle blanc, c'est ce que nos vieux vignerons appelaient baronner. 

  6. Voir, à l'appendice IV, une note sur le marquis Théodule de Grammont.

    Les Américains, dans leurs recherches sur les aliments, auraient fait justice de cette allégation d'après laquelle le bouillon ne serait que de l’eau tenant en solution quelques principes excitants. Ces recherches établiraient que le bouillon est bien un aliment qui tonifie le cœur, active la digestion et la circulation. On ne vivrait pas de bouillon, mais il est une précieuse ressource pour l’alimentation journalière et, dégraissé, il rend les plus sérieux services aux malades.

    Les Américains proscrivent le bœuf trop gras qui diminuerait des deux tiers les éléments nutritifs du bouillon, aussi est-il recommandé d’employer de la viande maigre. Ils recommandent encore l’immersion du bœuf à l’eau froide, ce procédé rendant, d’après eux, un cinquième de principes solubles de plus que celui mis à l’eau bouillante ; en revanche, avec ce dernier, on obtiendrait une viande de plus de saveur. Ils affirment enfin que le bouillon, salé au début de la cuisson, perdrait près d’un quart de ses principes nutritifs comparé à celui qui n’est salé qu’en fin de cuisson.

    N’y a-t-il pas, dans toutes ces précisions, un peu de bluff ? je ne m’en porterais pas garante sur ma tête. 

  7. Grimod de la Reynière écrit dans son Almanach, en 1803: «La farine de blé de Turquie, sous le nom de Gaudes, faisait un potage très usité en Franche-Comté. C'est une espèce de bouillie, d'un goût particulier et qui n'est pas sans agrément. On prépare les Gaudes soit au gras, soit au maigre, mais on en mange rarement à Paris.» 

  8. Voir, à l’appendice V, ce que disent madame de Sévigné et Saint-Simon de Béchameil, de sa sauce et de la chanson de Fiesque qui les a célébrés. 

  9. Voir, sur l'origine du haricot de mouton, à l'appendice VI. 

  10. La cenise, chez nous, c'est la cendre brûlante du foyer mélangée de débris de braise en combustion. 

  11. Deux jeunes amies de ma connaissance étaient de tempérament très différents: l'une, les cheveux bruns, les yeux ardents, aspirait la vie par tous les pores; l'autre, blanche et blonde, d'une simplicité exquise, mais semblant planer au-dessus des réalités d'ici-bas. Comme on demandait à la brune en quoi elle différait de son amie, elle répondit : « Elle aime les pois au sucre, moi je les aime au lard. » 

  12. Vers la fin du XVIIIᵉ siècle, le régiment de Guyenne-Infanterie ayant fait séjour à Baume, madame l’abbesse fit prier à dîner le colonel avec ses officiers; un magnifique repas leur fut servi à l'hôtellerie, et Dieu sait si, après les trois plantureux services, on épargna les douceurs variées qui, depuis des siècles, étaient la spécialité de Baume : les gâteaux bouclés, les sèches meringuées, les confitures de groseilles épépinées, d’abricots entiers, les succulentes pâtes de coings et de pommes, les craquelins… Comme il était de rigueur, l’entremets fut représenté par un superbe entassement de pets de nonnes. Quand on présenta le plat au colonel, il le fouilla longuement, dans tous les sens, tournant et retournant ces pets de nonnes; un de ses officiers lui ayant demandé ce qu’il cherchait, le colonel répondit : « Je cherche celui de madame l’abbesse. » 

  13. Je croyais que cette jolie dénomination de goût de noisette, appliquée au beurre, était exclusivement de chez nous. Or, Grimod de la Reynière, parlant du beurre d'Isigny, qui arrive à Paris dès le mois de mai, écrit dans son Almanach : « Ce beurre a un goût de noisette qui lui est particulier, et une onctuosité qui le fait distinguer dans les ragoûts. » 

  14. Mon vieil ami, le général Tripard, m’a raconté que, à un dîner des Tuileries, auquel assistait le prince de Metternich, comme on servait du Johannisberg, provenant des caves de ce prince, l’em­pereur lui dit aimablement qu’il lui servait le premier vin du monde. « Sire, répondit le prince, le premier vin du monde n’est pas le Johannisberg, il se récolte dans un petit canton de votre empire, à Château-Chalon. » De toute ancienneté, en effet, les dames de Château-Chalon, qui ressortissaient au Saint-Empire, faisaient, à toutes les années de grande qualité, hommage à l’empereur d’un lot de leur vin, qui avait acquis, à Vienne, le renom qu’il méritait. Le vieux monsieur Thiébaud de Salins, le si consciencieux fabricant de vins mousseux, m’a dit avoir vu, dans son enfance, les fourgons du prince de Metternich traversant Salins pour aller faire leur cargaison à Château-Chalon. 

  15. Notons en passant que l’usage a fait dévier cette expression de bonne compagnie de sa signification première, qui se rapprochait du sens de bon compagnon, impliquant l’agrément avec une sorte de rondeur gaie, le contraire de l’ennui. Ainsi la princesse des Ursins, qui savait le fin du fin, écrivait à madame de Maintenon, lui parlant de Louis XIV : « Je confesse qu’il ne tiendrait qu’à Sa Majesté de s’apercevoir que je la trouve de très bonne compagnie. » Assurément la princesse ne commettait pas l’impertinence de reconnaître que le roi savait son monde ; elle voulait dire seulement que, à tous ses dons si grandement royaux, il ajoutait celui de l’esprit le plus aimable. 

  16. Boileau avait passé par là; même accident lui étant arrivé à la table du roi, le poète avait cru donner le change en remuant sa chaise. « Inutile, lui avait dit Sa Majesté, de vous donner tant de peine, Monsieur Boileau, vous ne trouverez pas cette rime-là. » Madame de Caylus disait de Louis XIV : « S'il fallait badiner, s'il faisait une plaisanterie, c'était avec des grâces infinies, un tour noble et fin que je n'ai vu qu'à lui. » 

  17. Au séminaire de Saint-Sulpice, où l’on a le culte de la tradition, à la table du supérieur et des directeurs, en souvenir du fondateur, M. Olier, on garde le chapeau sur la tête, on met dessus. 

  18. Le père de Grimod, à la veille de son mariage avec Mademoiselle de Jarente, disait à son futur beau-frère, Malesherbes, quel bonheur serait le sien avec une pareille femme.
    — Cela dépend de quelques circonstances, lui répliqua M. de Malesherbes.
    — Comment, que voulez-vous dire ?
    — Cela dépend du premier amant qu'elle aura.
    On reconnaît là l'homme qui avait su par cœur la Pucelle. Mais quand se déchaînèrent les années sanglantes, il vint un moment pour lui où il a dû comprendre qu’il expiait quelque chose, c'est ce qui le fit si grand à la barre de la Convention et au tribunal révolutionnaire. 

  19. Ninon elle-même, à la veille de mourir et faisant un amer retour sur son passé, disait : « Qui m'aurait proposé une telle vie, je me serais pendue ! » 

  20. Extrait des registres de l’église Sainte-Madeleine et des actes de l’état civil de Besançon. 

  21. Parmi les patrons de la table, nous avons omis M. de Talleyrand. On sait que Carême, le célèbre cuisinier du prince, entrait, pour une grande part, non seulement dans la base du régime de son maître et du règlement de sa vie, mais aussi et surtout dans ses négociations diplomatiques.

    Le même M. de Talleyrand jugeait le degré de civilisation des États-Unis en disant qu’il y avait trouvé trente-deux religions et un seul plat. 

  22. J’ai rencontré, dans une publication récente, un portrait fantaisiste de Weiss, où il est dit notamment qu’il avait le nez sévère : dire de M. Royer-Collard ou de M. Guizot qu’ils avaient le nez sévère, passe encore ; mais le dire de Weiss, c’est aller au rebours de la vérité.

    Il y a, dans ce même portrait, une autre allégation qui aurait fait bondir M. Auguste Castan : l’auteur décerne à Weiss un brevet de savant du XVIᵉ siècle, il en fait l’émule de dom Grappin. Mais Weiss lui-même ne mettait aucune façon à avouer qu’il n’avait jamais pu déchiffrer deux lignes de l'écriture du XVIᵉ siècle. 

  23. Taine se refusa à subir un si dérisoire déni de justice et ne se rendit pas à Besançon. Il demanda à être mis en disponibilité, resta à Paris et, huit mois après, il faisait sensation en Sorbonne par la soutenance de sa thèse sur La Fontaine, où le bonhomme était peut-être un peu opprimé, mais où le fond, comme la forme, était d'une puissante originalité. 

  24. Dans les dernières années, quand M. Marmier venait le voir, M. Sainte-Beuve, en entendant annoncer sa visite, disait de lui :
    — Marmier a toujours été un ami sûr.
    Et il ajoutait en souriant :
    — Mais il a trompé beaucoup de femmes.
    (Premiers lundis, tome II, Xavier Marmier. Esquisses poétiques.) 

  25. Un trait, entre bien d’autres, de la prestesse avec laquelle Barthet savait couper court aux audaces où il se laissait entraîner : Un jour que j’avais la visite d’un capucin, on m’annonça Barthet ; il avait pour le Père, son camarade d’enfance, autant de respect que d’affection. Au cours de la conversation, il lui échappa de dire :
    — Mon Père, vous avez des capucines chez vous ? — Je fis un soubresaut, mais Barthet s’empressa d’ajouter : — Je veux dire dans votre jardin. 

  26. Je n’hésite pas à citer encore un mot charmant de madame de Sévigné: les galanteries de madame de Lyonne avaient été telles qu’elles l’avaient fait surnommer la Souricière; à un bal où elle faisait son entrée avec de magnifiques diamants aux oreilles, madame de Sévigné avait dit à sa voisine:

    — Ces diamants-là, il me semble que c’est du lard dans une souricière.